Soixante journalistes de 18 pays différents reprennent le travail de l'une de leur consœur mexicaine, Regina Martinez, assassinée en 2012 alors qu'elle enquêtait sur de nombreuses disparitions dans l'Etat de Veracruz.
Vous avez peut-être entendu parler du "Projet Cartel" dès dimanche soir, sur les antennes de Radio France. Soixante journalistes de 18 pays différents ont repris le travail de l'une de leur consœur mexicaine, Regina Martinez, assassinée en 2012 alors qu'elle enquêtait sur de nombreuses disparitions, et surtout sur les liens entretenus par les cartels de drogues et le gouvernement en place dans l'Etat de Veracruz.
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Hommage aux "Indésirables"
Un projet mené par le réseau mondial de journalistes d’investigation "Forbidden Stories", avec cinq enquêtes publiées simultanément par 25 médias dans le monde entier, et un premier volet paru hier. En révélant leurs recherches au même moment, ces médias - dont Radio France - reprennent le stratagème imaginé par Regina Martinez et ses amis journalistes de l'époque, une troupe d'enquêteurs téméraires connue alors sous le nom des "Indésirables". Pour éviter les représailles, dès que l'un d'entre eux détenait une information potentiellement explosives, ces 5 journalistes publiaient en même temps dans leurs médias respectifs. Une manière de diminuer les risques qui n'a pas empêché in fine l'assassinat de la journaliste, dont tout semble indiquée qu'il est liée à son travail d'enquête, dans un pays où 119 journalistes ont été assassinés depuis l'an 2000. D'ailleurs ce matin - difficile de ne pas y voir un signe - la presse nationale mexicaine se fait peu, voire pas du tout, l'écho de cette enquête qui la concerne pourtant en premier lieu.
Ce n'est pas le cas du magazine d'investigation mexicain Proceso, pour lequel travaillait Regina Martinez. Le magazine s'intéresse très particulièrement à l'enquête autour de la mort de la journaliste, bâclée et volontairement maquillée selon le magazine, sous l'impulsion du gouvernement de Veracruz de l'époque. Un gouvernement alors mené par Javier Duarte, régulièrement accusé de corruption par Regina Martinez, et aujourd'hui en prison pour avoir détourné près de 3 milliards de dollars durant son mandat. Le 28 avril 2012 donc, Regina Martinez est retrouvée morte dans sa salle de bain, rouée de coups et étranglée avec une serpillière. La justice conclut à un vol qui a mal tourné, et refuse catégoriquement de creuser la piste d'un meurtre lié à son travail de journaliste. Ce meurtre selon les juges aurait été perpétré par son petit ami d'alors, toujours en fuite, et un deuxième homme, qui purge en ce moment ses 38 ans de prison. Ex-travailleur du sexe, sans abri et toxicomane, il dit avoir été torturé à coups de taser pour faire des aveux. Et depuis son incarcération en 2013, seule son avocate peut lui rendre visite.
Vers une réouverture de l'enquête ?
Comme le relaient Le Soir, ou encore The Guardian, parties prenante de cette enquête journalistique internationale, le président du Mexique Andrés Manuel López Obrador s’est engagé à rouvrir l’enquête sur la mort de la journaliste si des bases légales le permettent. D'autant que le "Projet Cartel" révèle qu'à l'époque des faits, une campagne coordonnée de désinformation a tenté d'ancrer dans les têtes la version officielle du meurtre pour vol. Près de 109 robots ont diffusé sur les réseaux sociaux un article relayant cette version. Et cet article provenait d'un média dont le propriétaire travaillait comme consultant pour le gouvernement de Rodrigo Duarte. L'enquête du "Projet Cartel" va plus loin et révèle même l’existence d’une cellule d’espionnage clandestine mise en place par les autorités, pour contrôler l'activité de certains journalistes, dont Regina Martinez. Avec des écoutes téléphoniques, mais aussi des fiches contenant pour chaque journaliste ses liens familiaux, ses relations professionnelles, ses fréquentations, mais aussi ses affiliations politiques ou encore ses orientations sexuelles.
Et The Guardian s'appesantit particulièrement sur les disparitions courantes, dans la région de Veracruz. Une région plus petite que l'Écosse, avec le littoral le plus étendu du Mexique et son vaste port international, idéal pour le trafic de drogue. Sans compter ses montagnes isolées et sa végétation luxuriante, planque idéale pour narcotrafiquants. Le quotidien britannique donne les détails sordides de la découverte, il y a 3 ans, de 250 crânes humains, entassés dans une gigantesque tombe non loin du port de Veracruz. Il décrit le Mexique comme un tombeau à ciel ouvert et cite un haut fonctionnaire mexicain : "Trouver des corps, c'était comme trouver des œufs de tortue, parce que si vous grattiez la surface, vous trouviez des corps et des corps et des corps." raconte cet homme, pour qui les raisons du meurtre de Regina Martinez ne font guère de doutes.
Et signe que l'omerta autour des disparitions au Mexique est encore tout ce qu'il y a de plus palpable, le 9 novembre dernier, Israel Vázquez, journaliste pour le journal El Salmantino, a été assassiné alors qu’il enquêtait sur la découverte de restes humains au centre du pays.
Bénie soit la loterie
Pour conclure une petite anecdote qui semble presque invraisemblable, mais qui illustre bien la profondeur et surtout la décomplexion de la corruption dans l'Etat de Veracruz. Elle concerne Fidel Herrera, gouverneur de 2004 à 2010 sur lequel Regina Martinez a régulièrement enquêté. Herrera qui, pendant son mandant a accumulé des richesses considérables, révélées par le magazine Proceso : un jet privé, 22 voitures, dont un véhicule blindé, plusieurs ranchs, un hôtel et un yacht. Et le gouverneur justifie cette richesse par, je cite, "la chance insolente qu'il a depuis son enfance". Il dit notamment avoir remporté régulièrement la loterie pendant plusieurs années, avec près de 10 millions de dollars de gain en seulement deux ans. La même chance peut-être, qui fait qu'aucune enquête n'a jamais été ouverte contre Herrera au Mexique, ou qui fait que depuis 2015, il officie en tant que consul du Mexique à Barcelone. Il aurait bien tort de ne pas profiter des nombreux casinos de la cité catalane.
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