Le triomphe de la politique du forceps

Manifestation en Hongrie contre la loi sur les universités étrangères
Manifestation en Hongrie contre la loi sur les universités étrangères ©AFP - ATTILA KISBENEDEK
Manifestation en Hongrie contre la loi sur les universités étrangères ©AFP - ATTILA KISBENEDEK
Manifestation en Hongrie contre la loi sur les universités étrangères ©AFP - ATTILA KISBENEDEK
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Chaque matin, l’actualité vue au travers de la presse étrangère. Aujourd’hui : Malgré les protestations, la Hongrie a promulgué une loi controversée contre les universités étrangères, considérée comme dirigée contre l'Université d'Europe centrale (CEU).

Si, aujourd'hui, la politique du mensonge et de l'intimidation est généralement associée au nouveau président américain, on oublie parfois un peu trop vite qu'en Europe, aussi, l'unilatéralisme (sinon l'obscurantisme) de certains dirigeants a quelque chose de sidérant. Ou quand les bouffonneries devraient cesser de nous faire sourire, dès-lors qu'elles témoignent d'une dérive autoritaire du pouvoir. C'est le cas en particulier en Hongrie où, depuis 2010, celui qui aura été le premier populiste à prendre la tête d’un gouvernement européen, Viktor Orbán, a affaibli tous les contre-pouvoirs, réduit le pluralisme des médias et créé un système de capitalisme de copains. De sorte qu'avec le nouveau locataire de la Maison Blanche, ce fan de la première heure de Donald Trump en Europe se plaît, désormais, à imaginer qu’il pourrait se présenter en tant que dirigeant d’une nouvelle internationale anti-libérale, au sens d' « illibéral », précise l'éditorialiste du journal suisse LE TEMPS. Depuis son arrivée au pouvoir, renchérit son confrère estonien POSTIMEES, Orbán, tout en surfant sur la rhétorique nationaliste, s’en prend systématiquement aux tribunaux indépendants, aux médias et à la société civile dans le but de créer un Etat dans lequel le parti au pouvoir aurait un contrôle illimité de la politique.

Et sa dernière attaque contre l’Université d’Europe Centrale à Budapest s’inscrit, très logiquement, dans ce tableau d’ensemble, où les institutions indépendantes et ouvertes (faisant office de lieu de la pensée critique) sont désormais devenues indésirables. La nouvelle législation controversée, votée mardi dernier par le Parlement et promulguée avant hier, prévoit notamment de priver de licence les instituts d'enseignement étrangers qui ne disposent pas de campus dans leur pays d'origine. En clair, pour pouvoir opérer en Hongrie, les universités étrangères doivent être également présentes dans leur pays d'origine. Or seul un établissement, aujourd'hui, ne remplit pas ce critère en Hongrie : l’Université d’Europe Centrale (CEU) qui revendique 1 800 inscrits venant de 100 pays et compte parmi les 50 meilleurs établissements au monde en sciences politiques ; une université jadis créée pour renforcer la société civile dans les Etats ex-communistes et financée par un milliardaire américain d'origine hongroise, George Soros, soutien des démocrates et dont l'engagement en faveur de l'ouverture internationale et du pluralisme incarne l'exact contraire de l'idéal fixé par Viktor Orbán, résume pour sa part la NEUE ZÜRCHER ZEITUNG.

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Evidemment, le gouvernement a aussitôt minimisé le problème, en affirmant que tout ceci ne serait pas advenu si l'université en question avait respecté les règles. Et d'ailleurs, rappelle le média en ligne pro-gouvernemental 888, elle dispose à présent de six mois pour se mettre aux normes. Sauf que ce conflit créé de toutes pièces est fondé sur des semi-vérités, voire des mensonges, lui rétorque l’hebdomadaire HETI VALASZ. Pourquoi ? Parce que le parti au pouvoir a opportunément masqué le fait qu’il n’aime pas cette institution, et qu’il considère l’exécution de l’université utile d’un point de vue politique. En d'autres termes, ce que l’on observe ici est, en réalité, la procédure éprouvée à laquelle a toujours recours le gouvernement : il donne du grain à moudre à ses sympathisants d’extrême droite, afin que ceux-ci restent mobilisés. Une fois de plus, le gouvernement attise des émotions négatives qui n’ont rien à voir avec le sujet en question, en l’occurrence, l’Université d’Europe Centrale. Dans ce dossier, l’intention première du gouvernement Orbán consiste, ni plus ni moins, à proposer un nouveau bouc émissaire à ses électeurs radicaux, tranche son confrère MAGYAR NEMZET. Ou quand les atteintes à la démocratie et à l'Etat de droit prennent la forme d'arguments patriotiques. En fait, Georges Soros (le fondateur de cette université) pourrait être considéré comme une personnification de l’Occident, fait à son tour remarquer DIE PRESSE. Il est tout ce que les nativistes et les antisémites haïssent : riche, cosmopolite, juif mais aussi un libéral dévoué à ce que Karl Popper appelait « la société ouverte ». Symboliquement, l’Université d’Europe Centrale est donc aujourd'hui en travers du chemin d’Orbán. Et après ses attaques contre les réfugiés, c'est un peu comme si le gouvernement hongrois, analyse la SÜDDEUTSCHE ZEITUNG, voulait délibérément susciter le plus d’indignation possible, en s'attaquant cette fois-ci aux universités étrangères, afin de pouvoir dire qu’il s'en prend véritablement à tout le monde.

Et pourtant, la forte mobilisation du weekend dernier avait déclenché une avalanche dont certains espéraient, même, qu'elle pourrait emporter le régime d'Orbán. Près de 80 000 personnes ont manifesté le weekend dernier à Budapest, pour protester contre le risque de fermeture de l'Université, mais aussi parce qu'ils ne veulent pas être le mouton noir de l’Europe, précise LE TEMPS. Et nombreux étaient ceux, en effet, qui pensaient que cette nouvelle controverse serait un trop gros poisson pour Orbán. D'autant que la jeunesse hongroise s’était déjà mobilisée pour s'opposer à l’introduction de la taxe numérique, ainsi qu’à la candidature de Budapest aux JO de 2024. En vain, donc. La résistance de la société s’est avérée trop faible, déplore notamment le quotidien MAGYAR NEMZET. L’indignation du monde occidental, les petites manifestations et les mini-chaînes humaines n’ont pas eu le moindre effet. Décidément, la politique du forceps ne comprend que le langage du forceps. De sorte qu'elle a tôt fait d'identifier la faiblesse de l’adversaire. C’est, d'ailleurs, la raison pour laquelle elle est si efficace. Mais déjà une nouvelle question se pose : Quelle sera la prochaine cible ? Un indice : aujourd'hui se déroulera à Budapest un nouveau rassemblement s'opposant, cette fois-ci, à la future loi anti-ONG.

Mais il serait trop facile de rejeter uniquement la faute sur la résistance trop faible, bien qu'énergique et vigilante, des hongrois. L’Union Européenne, elle-même, est beaucoup trop indulgente envers la Hongrie, critique notamment DIE WELT. L’UE a déjà avalé des couleuvres quand Viktor Orbán (au début de la présidence hongroise de l’Union européenne en 2011) avait adopté par provocation la censure de la presse. Aujourd'hui, l’UE sanctionne les déficits budgétaires mais tolère les déficits démocratiques. Bien sûr, à l’endroit de l'autocrate Orbán, on évoque timidement les valeurs censées assurer la cohésion de l’Europe. Mais on devrait cesser de le faire, car les valeurs que l’on se contente d’évoquer mais pour lesquelles on ne se bat pas sont, précisément, sans valeur. Le danger est pourtant bien réel, conclue à nouveau DIE PRESSE : Comme dans les années 1930, dit-il, les idées libérales sont une nouvelle fois confrontées à un modèle hostile aux minorités et aux élites cosmopolites.

Par Thomas CLUZEL

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