Que cache la position victimaire de la Turquie en Europe ?

Geert Wilders, leader du parti d'extrême droite PVV
Geert Wilders, leader du parti d'extrême droite PVV ©AFP - EMMANUEL DUNAND
Geert Wilders, leader du parti d'extrême droite PVV ©AFP - EMMANUEL DUNAND
Geert Wilders, leader du parti d'extrême droite PVV ©AFP - EMMANUEL DUNAND
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Chaque matin, l’actualité vue au travers de la presse étrangère. Aujourd’hui : L’escalade diplomatique continue après le refus de plusieurs capitales d’autoriser la venue de ministres turcs en Europe. Cette affaire met en exergue la place de l'extrême droite dans les scrutins européens à venir.

Décidément, plus les semaines passent et plus on se demande si aux trois scrutins qui marqueront cette année le calendrier européen (Pays-Bas, France, Allemagne), il ne conviendrait pas d'en ajouter un quatrième : le référendum sur la révision constitutionnelle en Turquie. La campagne menée par le gouvernement turc dans plusieurs pays d'Europe continue, en effet, de susciter de vives polémiques, de sorte que jamais des élections en Europe n'avaient revêtu une telle dimension géopolitique.

Après l'Allemagne, dont plusieurs municipalités ont annulé ce mois-ci des meetings électoraux au cours desquels des responsables politiques turcs devaient s'exprimer, hier, le Premier ministre danois a proposé que la visite de son homologue turc (prévue le 20 mars) soit différée. Un peu plus tôt, en Suède, on apprenait que le propriétaire d'une salle de réunion de Stockholm (dans laquelle devait se tenir un rassemblement en faveur du référendum turc) avait annulé le contrat de location des lieux. Hier toujours, en Suisse précise LE TEMPS, la rencontre prévue avec le ministre turc des affaires étrangères a elle aussi été annulée, à la suite du refus de l'hôtel où elle devait avoir lieu. Enfin ce weekend encore, ce sont les Pays-Bas qui, à leur tour, ont provoqué l'ire d'Ankara, en empêchant deux de ses ministres de venir faire campagne auprès de la diaspora turque. Aussitôt, le président Recep Tayip Erdoğan a qualifié les Pays-Bas de « république bananière », avant d'ajouter que le traitement réservé à ses ministres en Europe traduisait une montée « du racisme, du fascisme et une forme d'islamophobie ». En revanche, après le meeting samedi soir à Metz du ministre turc des affaires étrangères, Recep Tayip Erdoğan s'est félicité de ce que la France, elle, ne soit pas tombée « dans ce piège ».

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Aujourd’hui, les termes du débat sont connus. Nous les évoquions déjà, d'ailleurs, la semaine dernière dans cette même Revue de presse. D'un côté, certains jugent que les européens qui parlent si souvent de démocratie et de liberté d’expression ne sont pas à la hauteur de leurs exigences. C'est le cas, en particulier, du journal islamo-conservateur YENI SAFAK, lequel s'insurge dans une tribune placée en Une et repérée par le Courrier International : Pendant des dizaines d’années, les pays européens ont tenté de vendre aux pays musulmans les concepts de démocratie et de liberté d’opinion, mais quand il s’agit de la Turquie, tout à coup, dit-il, c’est le fascisme qui prévaut. A l'inverse, son confrère CUMHURIYET juge la position de la Turquie indécente et s'étonne : Comment ce pays pourrait-il donner des leçons de démocratie à l'Europe ? Evidemment, derrière ce débat, se pose la question du véritable objectif de ces meetings, note le journal T24 : S'agit-il uniquement de motiver les électeurs de l’AKP en Europe (afin de faire passer la révision constitutionnelle voulue par le président Erdoğan) ou bien de profiter de l’interdiction en Europe de ces meetings antidémocratiques pour prendre une position victimaire auprès des électeurs de la diaspora ? Seule certitude, le pouvoir turc joue aujourd'hui avec la liberté en Europe. Et en ce sens, le risque c'est que chaque interdiction joue désormais en sa faveur.

Et puis toute cette affaire en révèle une autre, au centre des préoccupations européennes, cette fois-ci : La place de l'extrême droite dans les différentes campagnes électorales actuelles. A ce titre, l'exemple des Pays-Bas, ce weekend, est tout à fait symptomatique. Pourquoi le premier ministre néerlandais a-t-il pris le risque d’une confrontation diplomatique inédite entre son pays et la Turquie ? Réponse : Parce que cette visite avortée de deux ministres turcs intervient à trois jours des élections législatives aux Pays-Bas, dans un contexte où l’islam et l’immigration ont polarisé l’opinion publique durant toute la campagne. En ce sens, le risque d’une récupération politique, notamment par Geert Wilders (dont le parti prône ouvertement l’islamophobie et la xénophobie), ne laissait d’autre choix au gouvernement néerlandais que d’interdire son territoire aux ministres turcs. Etant entendu, par ailleurs, que le gouvernement néerlandais ne l'a pas fait de manière autoritaire. LE TEMPS rappelle que le premier ministre Mark Rutte a parlé huit fois, ces derniers jours, à son homologue turc, sans parvenir à un accord. Hier encore, dans une émission télévisée sur la chaîne publique NOS, Mark Rutte (dont le Parti est donné au coude à coude avec celui de Wilders) a tenu à rappeler les faits : Ayant informé Ankara que la visite de la ministre de la Famille n’était pas possible avant les élections de mercredi prochain, il trouve « extraordinaire » que le gouvernement turc ait décidé de passer outre, en faisant passer la ministre par la route pour éviter les contrôles.

A l’issue du premier et dernier débat télévisé, ce soir, entre Mark Rutte et Geert Wilders, on saura si ce dernier aura ou non réussi à récupérer cette brouille diplomatique à ses fins électorales. Mais au-delà des tensions avec la Turquie, tout cette histoire révèle d'ores et déjà à quel point Geert Wilders est parvenu à impacter la politique de son pays, explique le journal de Göteborgs POSTEN. De sorte que les partis traditionnels tentent désormais, eux-aussi, de surfer sur l'islamophobie. Le Premier ministre néerlandais a lui-même récemment indiqué dans une lettre ouverte que ceux qui s'en prenaient aux homosexuels, aux filles en mini-jupe ou qualifiaient de racistes les Néerlandais moyens n'avaient qu'à faire leurs valises. Ou dit autrement, « comportez-vous normalement ou fichez le camp ». A travers cette lettre, d'ailleurs, Mark Rutte aurait pu tout aussi bien demander à Geert Wilders de « se casser », étant donné que la démocratie et la justice ne lui conviennent pas. Mais non. Cette lettre du Premier Ministre, note l'hebdomadaire d'Amsterdam DE GROENE, vise à rejoindre les priorités anti-immigration de son adversaire et non de s’en dissocier. Voilà pourquoi le vrai problème réside dans la mollesse des partis traditionnels, renchérit son confrère de Bruxelles DE MORGEN : Ils devraient rester solidement attachés à l’essence de l’État de droit, à laquelle se heurte constamment le discours des populistes antilibéraux. Or c'est tout le contraire qu'on observe aujourd'hui. Où quand des politiciens expérimentés continuent de tomber dans le piège que leur tendent les leaders populistes d'extrême droite, en copiant leur programme, au lieu de tenir un discours opposé.

D'où la conclusion du quotidien HÜRRIYET DAILY NEWS. Peu importe finalement la brouille diplomatique aujourd'hui entre la Turquie et les Pays-Bas, les élections néerlandaises de mercredi seront un indicateur précoce de la capacité de l’extrême droite à poursuivre son essor en Europe.

Par Thomas CLUZEL

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