Que l’on y voie l’espoir d’une liberté tolérante, l’éclat terni d’un projet d’autonomie fondé sur la Raison, la lumière d’une démocratie à réinventer ou encore un système philosophique ayant accouché des pires excès d’un monde froid et calculateur, Les Lumières sont au coeur du débat.
- Antoine Lilti Historien spécialiste de l'époque moderne et des Lumières, professeur au Collège de France
En France plus qu’ailleurs - peut-être en raison de son rôle supposé dans la Révolution - ce que l’on appelle l’héritage des philosophes des Lumières joue un rôle majeur dans le débat public. Qu’il s’agisse des débats sur la laïcité, sur l’identité nationale ou sur la construction européenne, cet héritage est aujourd’hui invoqué par tout le monde. Pour s’en réclamer, comme les manifestants du 11 janvier 2015 qui firent grimper en flèche les ventes du Traité sur la tolérance de Voltaire, ou comme les partisans de l’Union Européenne qui voient dans le Parlement européen l’outil qui permettra la résurrection de l’esprit de Diderot et de Goethe. Ou pour l’attaquer, qu’il s’agisse des tenants des études post-coloniales, qui voient dans les Lumières le soft power du capitalisme et de l’impérialisme, des islamistes pour qui elles sont un "acide destructeur de la foi", ou des anti-modernes contemporains comme Michel Houellebecq qui, dans un entretien récent, considère la Renaissance et les Lumières comme autant de "catastrophes civilisationnelles."
Devenues une sorte de mot de passe pour désigner les sources idéologiques de la modernité occidentale, Les Lumières sont donc et plus que jamais au cœur du débat. Mais "L’héritage des Lumières" est aussi le titre du livre de l'historien Antoine Lilti, exceptionnel par son ambition et par le regard qu’il pose sur l’air du temps aujourd’hui.
Comment faut-il voir les philosophes des Lumières ? Comme un noyau d’intellectuels qui a préparé la Révolution ou plutôt comme un groupe d'écrivains qui a été témoin de la crise de la modernité ?
Antoine Lilti : Le problème des interprétations des Lumières — surtout en France à cause de la Révolution française qui a largement construit les Lumières comme héritage — c'est qu'on a trop tendance à les envisager comme une sorte de programme théorique dont la modernité serait sortie. Or je pense que c’est le geste inverse : la modernité, c’est-à-dire les transformations sociales, politiques, culturelles du XVIIIe siècle ont des raisons d’être très diverses, elles ne sont pas sorties de la tête des philosophes. En revanche, ces derniers ont été extrêmement attentifs à en décrire les ambivalences et les contradictions. Et c’est ce qui explique qu’il y ait une telle diversité théorique parmi eux. A chaque fois que les historiens de la philosophie ont essayé de construire les Lumières sur le plan doctrinal, ils ont échoué. Rousseau, Voltaire, Diderot ont des positions très différentes. On ne peut comprendre cette diversité que si on comprend qu’au fond « Les Lumières » désigne l’espace de débat qui surgit avec la modernité — au sens commercial, politique, social — pour en comprendre à la fois les potentialités mais aussi les dangers.
Pour lutter contre le reproche d’européocentrisme que l’on fait aux Lumières, la tentation d’une partie de l’historiographie récente n’est-elle pas de voir des Lumières partout ?
Antoine Lilti : En effet, certains historiens des idées ont tenté de répondre à la critique faite aux Lumières d'être trop eurocentristes en disant qu’il y avait des Lumières partout. Le problème c’est que si on fait cela, on aboutit à une définition très floue et simpliste des Lumières : réduites à une espèce de progressisme, de bonne conscience voire de réformisme modernisateur. C’est au contraire en montrant qu'elles ont été une réaction à des transformations politiques, sociales, religieuses qui ont eu lieu en Europe qu’on peut aussi comprendre la manière dont elles ont été appropriées ou au contraire rejetées dans d’autres sociétés - ou en Europe même. Il y a une puissance d’interpellation des Lumières que l’on ne peut comprendre que si l’on comprend leur enracinement.
Un des paradoxes contemporains consiste à cesser de considérer les Lumières comme un système de valeurs universel, sans racine. Comment rappeler leur spécificité européenne peut-il permettre de critiquer l'européocentrisme ?
Antoine Lilti : Plutôt que d’être dans cet affrontement binaire entre les défenseurs d’un universalisme des Lumières et les décoloniaux farouches qui rejetteraient l’universalisme, ce qui est intéressant c’est de rappeler que les penseurs du XVIIIe siècle ont été conscients des difficultés et des limites de l’universalisme européen, qu’ils ont cherché sans y parvenir, à en trouver des solutions. Ils ont produit eux-mêmes une autocritique de leur eurocentrisme. Une critique qui va en partie se refermer au début 19e siècle et que l’on a un peu oubliée, en raison de la puissance du discours civilisateur. Rouvrir ce moment de débat interne de la pensée européenne du XVIIIe siècle me paraît aujourd’hui très utile pour que cet héritage des Lumières soit plus hospitalier, plus ouvert. Même l’historien indien Dipesh Chakrabarty est le premier à reconnaître qu'on ne peut pas penser en dehors de l’héritage des Lumières ; l’objectif n’est pas ne faut pas le rejeter mais d’essayer de penser comment aujourd’hui on peut le rendre compatible avec un monde multipolaire, fait de traditions très diverses. L’enjeu est passer d’un universalisme de surplomb à « un universalisme latéral » pour reprendre le mot de Maurice Merleau-Ponty, qui passe par la prise en compte de la diversité des cultures, des sociétés, des expériences humaines, ou encore un « universalisme de la traduction » selon la belle expression du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne.
Musiques diffusées
- Leonard Cohen, It’s almost like the blues
- Rosemary Stanley, La nuit je mens
Rediffusion de l'émission du 26 décembre 2019
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