A droite comme à gauche, l'idéal des Lumières passe en jugement. Face aux crises multiples du progrès, leur idéal émancipateur a-t-il encore un sens ? Marc Weitzmann reçoit la philosophe Corine Pelluchon.
- Corine Pelluchon Philosophe, professeure à l'université Paris-Est Gustave Eiffel, spécialiste de philosophie politique et d'éthique normative et appliquée
Au XXIème siècle, les Lumières de l'Occident passent en jugement. Les statues grecques antiques, nous disent les indigénistes, sont le produit de la suprématie blanche. La décadence, affirme Michel Houllebecq, commence avec la Renaissance européenne. Les Droits de l’Homme, disent d’une même voix Alain de Benoist, les conservateurs américains et les ayatollahs iraniens, sont une arnaque ayant pavé la voie de l’impérialisme, du relativisme moral et du consumérisme néolibéral. L’homme occidental, résume Camélia Jordana, est responsable de tout. L’Europe a accouché d’Hitler et la philosophie des Lumières, sa science, ne sont au fond qu’une longue suite de discours vertueux dissimulant la mise en place de crimes monstrueux allant de l’esclavage au capitalisme et du patriarcat à la bombe atomique. Et le Covid 19 est l’ultime avertissement que nous envoie la planète avant le jugement dernier écologique. Moyennant quoi, les universités américaines et anglaises qui ont entrepris de se débarrasser de leur blanchitude, envoient au bucher Homère, Shakespeare, Beethoven et tous les autres. En France, enseigner Darwin et parler de science dans les écoles françaises devient chaque jour un peu plus problématique.
Mais face à cette lame de fond anti-moderne qui transcende les courants politiques, peut-on se contenter de protester au risque d’adopter une attitude rétrograde ? Ou bien, au-delà des caricatures, faut-il au contraire prendre acte de la crise terminale de la modernité ? Au XXIème siècle, à l’heure de la globalisation chaotique, de la technologie digitale et des populismes de tous ordres, se référer aux Lumières européennes a-t-il encore un sens ?
Les dérives de la raison
Lorsque la raison est amputée, elle devient un instrument d'exploitation. Elle instaure un règne de la quantification où tout est broyé. Mais cela n'est pas lié à la raison elle-même. C'est un processus qui commence après le XVIIIe siècle et ce que l'on appelle la modernité tardive. Et quand la raison se coupe à la fois du vrai et devient pure fonctionnalité, elle est calcul. C'est un dévoiement de la raison. Or, au contraire, c'est justement ce qui est à penser aujourd'hui. Penser le sens de l'Europe, c'est retrouver le rationalisme ; et quel rationalisme ? Ainsi qu'un certain universalisme. Non, pas cette raison surplombante [...] mais une raison qui accepte la pluralité des perspectives et un universalisme qui n'est pas abstrait, mais qui prend au sérieux la condition terrestre et charnelle.
Corine Pelluchon évoque le philosophe tchèque Jan Patočka et son expression de "solidarité des ébranlés".
Ce que nous apprennent ces penseurs : avoir de la réflexivité, ne pas adhérer aux choses en étant manipulés et d'avoir une liberté de pensée... Quel impact cela a au niveau de la démocratie, au niveau du rapport aux technologies ? Et qu'est ce que cela donne par rapport à moi qui essaie ici de poser toutes ces questions à un niveau civilisationnel et pas seulement individuel ou national ? Et bien cela donne justement une réflexion critique sur la domination.
Un rapport critique au présent, les défis d'aujourd'hui
Corine Pelluchon évoque un horizon, et l'espoir d'une réconciliation avec le vivant et un progrès moral. Elle représente l'Europe comme une figure spirituelle.
Pourquoi les Lumières ne nous ont pas préservé justement contre cette inversion de la raison ? Elles partagent avec leur ennemi, ce que j'appelle : une amputation originaire de la raison, liée à cette coupure radicale entre la civilisation et la nature. [...] Ce dualisme nature-culture qui justifie l'asservissement sans précédent des vivants.
Il y a aujourd'hui des tentations de river les êtres à leurs origines, voir à leur biologie ou à leur équipement technologique. Cette idée de penser parfois contre soi et creuser l'écart jusqu'à l'ascèse pour essayer d'appréhender le monde.
Références musicales :
To Let Myself Go de Ane Brun
Est-ce Ainsi que les Hommes Vivent ? de Bernard Lavilliers
Like a Bird de Madeleine Peyroux
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