Springora / Matzneff ou l'oubli du scandale

Gabriel Matzneff en 1987
Gabriel Matzneff en 1987 ©Getty -  Sylva Maubec
Gabriel Matzneff en 1987 ©Getty - Sylva Maubec
Gabriel Matzneff en 1987 ©Getty - Sylva Maubec
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La déflagration du "Consentement", récit d'une relation d'emprise terrible entre un écrivain reconnu et l'autrice de ce livre Vanessa Springora, mineure à l'époque, amène à revenir sur des années de connivence dans le milieu littéraire. Connivence qui recouvrait parfois d'insupportables violences.

Avec
  • Michèle Idels Codirectrice des éditions Des Femmes-Antoinette Fouque
  • Blandine Rinkel Ecrivaine et membre du groupe Catastrophe
  • Denis Collin Philosophe, spécialiste du marxisme

En 1993, l’écrivain Gabriel Matzneff publiait La Prunelle de mes yeux, un volume de son journal couvrant la période de mai 1986 à décembre 1987 et racontant ses amours romantiques avec une adolescente de 13 à 14 ans alors qu’il en avait lui-même 50.

Le 2 janvier dernier, l’adolescente devenue femme publie aux éditions Grasset Le Consentement, sa version de ce qui apparaît sous sa plume comme une relation d’emprise violente, pathétique, dont elle a mis, dit-elle, des années à se remettre. 

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Dans ce que l’on appelle Saint-Germain des Prés, le livre fait depuis l’effet d’une bombe à fragmentation. On se souvient que Matzneff, lauréat du prix Renaudot en 2013, a consacré une partie de son œuvre à narrer ses conquêtes avec des mineurs, filles de 13 ou 14 ans mais aussi garçons de 10 ou 11 ans, sans que nul n’y trouve à redire. On se souvient que la seule à avoir publiquement protesté, la journaliste Denise Bombardier, s’est vu traitée de "salope" et de "mal baisée" par certains des meilleurs esprits de Paris. On se souvient qu’après avoir fait signer des pétitions à gauche pour la dépénalisation de la pédophilie, Matzneff entretient à droite des amitiés avec des personnalités fières d’être asociales. 

Et tandis qu’un effet de meute soudain vertueux joue à plein, tandis que le parquet se décide à ouvrir une enquête et qu’un ministre de la Culture cherche quoi dire, tandis que la militante féministe Caroline de Haas se trouve des points d’accord avec la militante anti-mariage gay Denise Bombardier, et que le poète communiste Jean Ristat défend l’écrivain de droite Gabriel Matzneff, un milieu littéraire et médiatique se réveille et redécouvre la violence inhérente à l’acte d’écrire. 

Quand et comment l’a-t-il désappris ?

Quand on attaque les années 1960 et 1970, ne risque-t-on de jeter le bébé avec l’eau du bain ?

Michèle Idels : "Mai 68 a été un immense mouvement de libération pour la pensée, l’expression et l’imagination. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de confondre les Sadiens, qui défendent une forme de perversion généralisée, avec un mouvement qui est celui de l’émergence d’un sujet, qui commence à exister, à dire son désir. Vanessa Springora s’inscrit dans ce mouvement et son livre témoigne d’un signe de vie, de santé et d’affirmation d’un être désirant, d’un sujet qui sait ce qu’il veut et ce qu'il ne veut pas. Et tout ce qui s’agite autour de cette publication montre qu’il y a une résistance très forte du narcissisme masculin, qui se pensait seul sur terre : Dieu, le Créateur, le Père, l’Ecrivain,etc. et qui est obligé aujourd’hui de s’apercevoir qu’il y a de l’Autre, que les femmes existent alors qu’il n’y avait qu’un seul sexe qui représentait toute l’humanité jusque là, et qu’il y a de l’Autre y compris en eux-mêmes.

N'y a-t-il pas un paradoxe à voir que Gabriel Matzneff, alors qu’il ne ment pas dans ses livres, qu’il livre des faits très problématiques, n’a pas le sentiment de risquer quoi que ce soit ? Là où que Vladimir Nabokov par exemple revendiquait une littérature risquée...

Blandine Rinkel : "En effet. Pourtant, comme en témoigne l’adaptation de Stanley Kubrick au cinéma, qui en a fait une lecture édulcorée, on a lu Lolita comme un roman solaire. Alors que c’est tout sauf un roman solaire sur une pédophilie enjouée. C’est horrifiant. Nabokov met en place une structure du récit avec plusieurs points de vue à la fois, un contexte judiciaire, bref toute une élaboration fictionnelle qui n’a rien à voir avec les seuls aveux auto-satisfaits d’un pédophile. Il écrit de sorte à ce qu’on prenne le risque de comprendre quelque chose au regard pédophile mais à aucun moment il n’excuse ni ne se montre complaisant. Il y a quelque chose de risqué dans sa littérature mais la manière dont on l’a lu a rendu inoffensif ce risque-là. Alors que c’était un geste offensif de parler d’un viol."

Cette affaire nous amène à repenser la question du fondement de l'interdit...

Denis Collin : C'est en effet la seule question qui m’importe. Ce qui est en jeu ici, c’est notre tolérance à l’égard de la domination. La domination des hommes sur les hommes est la matrice de la domination des hommes sur les femmes, et des hommes sur les enfants. Dans La philosophie dans le boudoir, Sade écrit que la nature nous pousse à la domination : « Tout homme qui bande se prend déjà pour un despote ». Ce qui est curieux, c’est de voir comment l'idéologie libertaire a adopté les problématiques du Marquis de Sade. Ce que Pasolini avait très bien vu lui, quand il montre que le sadisme, c’est déjà la domination fasciste. Si on était sérieux dans cette affaire, si on part de l’analyse de cette affaire Matzneff comme de beaucoup d'autres, on voit bien que les enfants ne peuvent pas consentir, que le consentement n’est pas une condition suffisante. On est donc obligés de remettre en cause l'idéologie libérale-libertaire qui nous domine toujours. La morale du consentement, c’est celle que l’on trouve chez Ruwen Ogien et chez tous les partisans de l’éthique minimale. Si on veut être sérieux, il faut s’attaquer à cette morale minimaliste, à l’idéologie du consentement et reprendre sérieusement les questions de morale. 

Musiques diffusées : 

  • Léo Ferré, "Petite"
  • Jim White, "Borrowed Wings"

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