

1/2 Le dégel des mots.
« En pleine mer, nous banquetants, grignotants, devisants et faisants beaux et courts discours, Pantagruel se leva et se tint debout pour découvrir aux environs. Puis il nous dit : « Compagnons, n'entendez-vous rien ? Il me semble que j'entends quelques gens parler en l'air, je n'y vois toutefois personne. Écoutez ! »
A son commandement nous fûmes attentifs et à pleines oreilles nous humions l'air comme belles huîtres en écailles, pour entendre si voix et aucun son y serait épars … Plus nous persévérions à écouter, plus nous discernions les voix, jusqu'à entendre des mots entiers. Ce qui nous effraya grandement, et non sans cause, ne voyant personne, et entendant voix et sons divers, d'hommes, de femmes, d'enfants, de chevaux : si bien que Panurge s'écria : « Ventre bleu, est-ce moquerie ? nous sommes perdus. Fuyons. Il y a embûches autour de nous.
Le capitaine du bateau prit la parole en ces termes : « Seigneur, ne vous effrayez de rien. Ici est le confins de la mer glaciale, sur laquelle fut, au commencement de l'hiver passé, grosse et cruelle bataille. Lors gelèrent en l'air les paroles et cris, les chocs des armures, les hennissements des chevaux et autres vacarmes de combat. A cette heure, la rigueur de l'hiver passée, le temps chaud revenu, elles fondent et sont entendues.
- Tenez, dit Pantagruel, regardez celles-ci qui ne sont pas dégelées.
Il nous jeta alors à pleines mains des paroles gelées et qui semblaient des dragées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots d'azur, des mots de sable, des mots dorés, lesquels, quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neige, et nous les entendions réellement… On y vit des paroles piquantes, des paroles sanglantes proférées par une gorge coupée, des paroles horribles et autres déplaisantes à voir. D'autres en dégelant rendaient des sons comme tambours, clairons ou trompettes. Nous entendîmes moulte miaulements qui étaient comme langage humain….
Ce texte de Rabelais que l’on trouve dans le 55e et 56e chapitre de son Quart livre, épisode connu sous le titre des « paroles gelées » ou « dégelées » selon certains, me semble d’une grande actualité. Ne sommes-nous pas dans une période de glaciation linguistique où les mots se sont gelés et congelés et ne produisent que le fracas de la glace qui se cogne, se casse et se fracasse ?
Ne sommes-nous pas comme le disait le prophète Ezéchiel entrer dans l’ère des mots figés dans des formules toutes faites, dans des proverbes et des slogans, allant et traversant le monde, proverbisant, l’expression est d’Ezéchiel (chapitre 18), au lieu de parler réellement ?
Ne nous sommes-nous pas installés dans une période de « parole parlée » dont il faut sortir pour redécouvrir une « parole parlante », dégel nécessaire de la parole pour retrouver et réentendre les « mots d’azu »r, les « mots de sables » et les « mots dorés », pour retrouver une clarté dans le sens des mots et une réelle possibilité, dès lors, de mieux comprendre le monde et les événements qui s’y produisent ?
Questions qui se posent tout particulièrement concernant la violence au cœur de notre monde contemporain dont les causes et les explications que l’on en donne sont toutes aussi gelées que les mots qu’on use pour les exposer.
Religion, laïcité, démocratie, ennemi, fondamentalisme, totalitarisme, monothéisme, terrorisme, radicalisme, radicalisation, djihadisme, idéologie, utopie, islamisme, apocalypse, messianisme, violence, haine, vérité, illusion, prophétisme, antisémitisme…
Que signifient exactement tous ces mots ? En faisons-nous un bon et juste usage ? Quels affects véhiculent-ils ? Dans quelles structures explicatives s’insèrent-ils pour construire une pensée affinée, subtiles et critique ? Ouvrent-ils possiblement au rapprochement, au partage, à la compréhension des autres ? Ou on ne font-ils qu’exacerber les tensions, les oppositions, les exclusions et les pensées mortifères et destructrices ?
C’est autour de ces questions que Marc-Alain Ouaknin s’entretient avec le philosophe Jacob Rogozinski à propos de son livre Djihadisme : Le retour du sacrifice publié chez Desclée de Brouwer, 2017.
L'invité
Jacob Rogozinski est philosophe et professeur à l’université de Strasbourg, il est l’auteur, entre autres, du Moi et de la chair paru en 2006 et Ils mont haï sans raison, de la chasse aux sorcières à la terreur en 2015.
Transition musicale
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Le livre de l'invité

Quatrième de couverture.
"Quel est cet ennemi qui nous attaque à la terrasse des cafés, dans une école, une salle de concert, une promenade ou une église ?
Un philosophe répond ici à cette question. Il montre que les notions de «terrorisme » ou de « radicalisation » nous empêchent de penser la terreur djihadiste. Il se demande où ce dispositif puise sa force d'attraction, dans quel contexte historique et social il est apparu, s'il est l'indice d'un « retour du religieux » et quelle relation il entretient avec la religion musulmane. Car le djihadisme a tout à voir avec l'islam, mais il n'est pas la vérité de cette religion : en voulant la réaffirmer, il la retourne contre elle-même.
Certains aspects de l'islam apparaissent alors au grand jour : son utopie émancipatrice, sa conception du pouvoir politique, sa dimension messianique et la rivalité qui l'oppose aux deux autres religions abrahamiques. Nous découvrons des « trésors perdus » de cette tradition. Ils pourraient nous aider à combattre la cruauté archaïque que les religions cherchent à contenir et qui fait aujourd'hui retour avec les martyrs-meurtriers du djihad."
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