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Selon une tradition talmudique rapportée par rabbi Simlaï, le nombre des commandements de la Tora est de 613, dont l’ultime est l’obligation pour chacun, homme et femme, d’écrire un livre de la Tora pour lui-même. Mitsva likhtov sefer Tora leatsmo.
Ce commandement, [cette mitsva], pose au moins trois questions.
Tout d’abord de quel genre de livre s’agit-il ?
Ensuite, pourquoi est-il précisé « pour lui-même » ?
Et enfin pourquoi cette mitsva est-elle la dernière, l’ultime de tous les commandements ?
Le texte de la Tora donne lui-même quelques pistes de réponses dans la première occurrence du mot « livre » qui apparaît très tôt dans le texte biblique, au chapitre 5 de la Genèse.
זֶ֣ה סֵ֔פֶר תֹּולְדֹ֖ת אָדָ֑ם בְּיֹ֗ום בְּרֹ֤א אֱלֹהִים֙ אָדָ֔ם בִּדְמ֥וּת אֱלֹהִ֖ים עָשָׂ֥ה אֹתֹֽו׃
Verset qui se traduit classiquement par « Voici le livre des engendrements de l’homme ». zé séfer, voici le livre, toldot adam, des engendrements de l’homme.
Le mot toldot au cœur de ce verset signifie « engendrements », « générations » ou « généalogies » et encore « histoire ». L’histoire d’un individu, d’un groupe, des événements ou du monde.
Dès lors, ce verset, z_é séfer toldot adam_, peut se traduire au moins de trois façons : Soit « voici le livre des engendrements de l’homme » comme je viens de le dire mais aussi « voici ce qu’est un livre : les engendrements de l’homme », zé séfer ! toldot adam ! Ou encore « Ce livre des engendrements, c’est l’homme ! » zé séfer toldot ! adam. Tout dépend de la place de la virgule.
Magnifique exercice de traduction qui dans tous les cas propose une articulation entre le livre, l’histoire, l’humain et la question généalogique.
La mitsva consisterait ainsi pour chacun d’écrire son propre livre des généalogies, le'atsmo, c’est à dire « sa propre histoire » !
Mais pourquoi ultime commandement ? Sans doute comme l’a très bien formulé Hannah Arendt, parce qu’un récit de vie ne peut se faire qu’après coup, rétrospectivement. Le récit de vie se conjugue au futur antérieur faisant émerger pleinement le sens de ce qui a été vécu et orientant la manière dont on désire continuer à vivre.
Identité narrative au sens, non pas d’un récit qui forge une vie qui ne serait que l’ombre de ce récit, mais une façon de comprendre comment la vie est faite de chemins qui ne sont pas déjà tracés, programmés, prévus, immobiles, une façon de comprendre qu’il y a au contraire place dans nos vies pour le nouveau, l’inattendu, l’improbable, l’inespéré : ensemble d’événements, de rencontres et d’occasions au sens que Jankélévitch donne à ce terme, qui transforment le destin en aventure !
En ce sens cette réflexion de Hannah Arendt prend toute son ampleur : « Répondre à la question qui, c'est raconter une histoire… »
L'invitée
Nathalie Heinrich est Directrice de Recherche au CNRS, membre du Centre de recherches sur les arts et le langage à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, et membre associée au Laboratoire d’anthropologie et d’histoire sur l’institution de la culture, laboratoire associé au CNRS, Ministère de la Culture et à l’EHESS.
Ses travaux portent sur la sociologie des professions artistiques et des pratiques culturelles (identité d'artiste, statut d'auteur, publics de musées, perception esthétique...), sur l’épistémologie des sciences sociales (Elias, Bourdieu, la sociologie de l’art…), et sur la sociologie des valeurs, tout en développant une réflexion sur les crises d'identité (témoignages de déportation, accession à la notoriété, construction fictionnelle des modèles identitaires...).
Transition musicale
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Le livre de l'invitée
Nathalie Heinich, Une histoire de France, Éditions les impressions nouvelles, 2018.
« Si j'ai décidé d'arracher à leur intimité cette histoire de deux familles, c'est parce que l'une et l'autre m'ont paru emblématiques de ce qui fait mon pays. Une mise en relation constante de la petite histoire familiale avec la grande histoire nationale : c'est ce qui a guidé l'écriture de cette histoire de France à hauteur d'individus, contée à travers les efforts déployés par Jacob, par Bentzi, par Stacia, et aussi par Jean, par Charles, par Madeleine, pour arriver dans un pays, et pour ne pas en être exclus - le récit du prix à payer pour devenir, et pour rester, français.
Cette narration en images est le fil qui relie tous ces morceaux de vie hérités du passé afin de leur donner, sinon un sens, du moins une continuité, le sentiment qu'il y a bien là une histoire ordonnée, avec un début et une fin : l'histoire d'une famille juive émigrée d'Ukraine, puis enrichie ; l'histoire d une famille protestante exilée d'Alsace, puis appauvrie - l'une et l'autre unies, après trois guerres, par les liens d'un mariage improbable dans la lumière de Marseille... Deux lignées, deux exils - et, au final, deux façons d'être de son pays. »
(Présentation de l'éditeur)
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