Présidentielle 2022 : les réseaux peuvent-ils déstabiliser l’élection ?
Par Grégory PhilippsEntretien. Depuis 2016, plusieurs tentatives de manipulations électorales ont eu lieu aux États-Unis ou en France, via les réseaux sociaux. Avec pour objectif la déstabilisation de nos systèmes démocratiques. Le chercheur David Chavalarias a enquêté sur ce qu’il a appelé les "Toxic Data".
Le mathématicien David Chavalarias est directeur de recherche au CNRS, au Centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS. À l’Institut des systèmes complexes de Paris Ile-de-France qu’il dirige, il a lancé en 2016 le projet Politoscope, dédié à l’analyse des réseaux sociaux et du militantisme politique en ligne. Comment les réseaux manipulent-ils nos opinions ? Le chercheur dénonce un dérèglement démocratique qui s’accélère. L'auteur récent de Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions, chez Flammarion, évoque notamment la campagne électorale américaine de 2016, et les MacronLeaks un an plus tard en France, avec, une minute avant le début de la période de réserve électorale, la publication de plusieurs milliers de courriels de l’équipe d’En Marche. La Présidentielle 2022 n’est pas à l’abri d’autres tentatives de manipulations.
Les élections qui arrivent peuvent-être selon vous également l’objet de tentatives de déstabilisation, via les réseaux sociaux. Et si oui, sur la base de quelles stratégies ?
Plusieurs stratégies peuvent être utilisées, ou ont déjà été mises en œuvre lors d’élections précédentes, et quand je dis cela, je pense notamment à la Présidentielle de 2017 en France. La première stratégie consiste à infiltrer le tissu social sur les réseaux, avec de faux comptes. Et aussi, en dehors des réseaux sociaux, de produire de faux sites Internet qui, le moment venu, vont commencer à diffuser des informations orientées, en faveur de tel ou tel candidat, ou en défaveur de tel ou tel candidat. Une autre stratégie que l’on a déjà observée, au moment des MacronLeaks, consiste à diffuser en dernière minute des documents soi-disant compromettants. Les personnes à l’œuvre vont tenter de révéler un "scandale" quelques heures seulement avant un scrutin.
Enfin, il y a une autre stratégie qui consiste à essayer de manipuler les grandes plateformes numériques, de manière à pouvoir diffuser des messages plus largement qu'ils ne le seraient de manière naturelle. Pour cela, il faut coordonner des comportements, organiser la chose. Plusieurs personnes vont au même moment poster des messages de manière synchronisée sur des plateformes, de manière à faire émerger un sujet, dans les tendances Twitter, mais aussi sur Google ou Facebook. C’est assez efficace puisque cela permet à un groupe de quelques centaines de personnes de voir leurs contenus recommandés par des plateformes importantes. Et donc mécaniquement, le sujet devient visible par plusieurs millions d’internautes.
D’où peuvent venir ces tentatives de déstabilisation ? D'opérateurs étrangers ? De personnes malveillantes ? Ou bien de simples militants politiques qui seraient tentés d’utiliser ces stratégies pour la promotion de leur candidat ?
Il faut bien distinguer effectivement le militantisme politique, qui consiste à déployer ses idées en proportion de ses convictions. C'est tout à fait normal. C’est très différent de tentatives de manipulations de l’opinion effectuées par des personnes étrangères à la France. Quand je dis cela, je pense évidemment au Kremlin qui a, on le sait maintenant, tenté d’interférer dans l’élection présidentielle de 2017 en France. On peut penser aussi à l'extrême-droite internationalisée, dont les leaders sont en général aux États-Unis, donc les pros Trump qui sont également intervenus en 2017 en se faisant passer pour des comptes français ou en amplifiant des messages issus de l'extrême-droite française. Ensuite, même au sein des partis politiques français, il y a certains groupes qui utilisent des techniques parfois peu scrupuleuses pour essayer d'amplifier leur parole. Et la relayer au maximum.
À une dizaine de jours de l’élection présidentielle, existe-t-il déjà des signaux faibles sur les réseaux, de tentative de déstabilisation du processus démocratique ?
Oui. Depuis assez longtemps, on voit se mettre en place une certaine rhétorique. Et c’est encore plus vrai depuis quelques jours. Notez par exemple le fort volume de messages qui en ce moment expliquent que l’élection à venir est truquée. Que les sondages sont truqués. Ce sont les mêmes ficelles que celles utilisées aux Etats-Unis lors des dernières élections. Donc, la réponse est oui : des éléments perturbateurs sont en train de se mettre en place. Il y a aussi des sujets majeurs, le conflit en Ukraine ou la gestion de la pandémie, qui montent très forts. Et sur ces sujets-là, plusieurs narratifs sont en train de se mettre en place. On les verra émerger encore plus, en gros une semaine avant le premier tour, puis dans l'entre-deux tours. Beaucoup de ces messages vont diffuser des informations fausses, erronées, mais qui sont difficiles à vérifier rapidement.
On va voir fleurir aussi des messages à fort contenu émotionnel, comme par exemple des mèmes (des courtes vidéos ou des courts messages à fort contenu). Et encore une fois ces messages peuvent porter sur des sujets très variés : les gilets jaunes, la pandémie, etc. L'idée, c'est de créer un tsunami d’images afin de modifier la perception du bilan du quinquennat. En visant Emmanuel Macron, mais aussi éventuellement d'autres candidats pour orienter les opinions dans un sens précis.
Vous évoquez le contexte international. La guerre en Ukraine favorise-t-elle la diffusion de ce type de messages sur les réseaux ?
On peut penser que oui. Notamment parce que la Russie a depuis 2013 développé une stratégie de manipulation de l’information sur les réseaux sociaux. Le Kremlin a monté agence dédiée qui s'appelle « l'agence de recherche Internet ». Là-bas, des centaines de personnes sont payées pour intervenir, faire de la propagande et de la désinformation, sur les réseaux sociaux. Il y a fort à parier qu’avec la situation internationale que l’on connait en ce moment, le travail de ces gens va redoubler d'intensité.
Vous évoquez les MacronLeaks, ou la Présidentielle américaine de 2016. A-t-on appris de ces crises numériques ? A-t-on appris à se protéger ? On voit par exemple en ce moment que la question du recours à des cabinets de conseil, type McKinsey, génère un nombre importants de messages sur les réseaux. Est-ce que cela rentre pour vous dans la catégorie d’une tentative de déstabilisation ? Ou bien est-ce autre chose ?
Effectivement, sur les réseaux, l'affaire McKinsey occupe une place énorme depuis quelques jours. C'est une polémique importante. Mais nous ne sommes pas là dans le cadre d'une désinformation, puisque c'est un sujet bien réel, avec l’ouverture d’une enquête par les Sénateurs. Dans le même temps, il faut savoir que l'extrême-droite française essayait depuis plusieurs mois de lancer quelque chose autour de McKinsey, et de cette thématique des cabinets de conseil. Donc au départ, il y a une affaire réelle. Et maintenant l’on assiste sur les réseaux à une importante réutilisation de ce sujet à des fins politiques.
Qu’est-ce que le Politoscope ?
C’est un projet que nous avons lancé au CNRS en 2016, qui vise à observer le militantisme politique sur Twitter. Notre souhait a été de créer une sorte de GPS des communautés politiques, et de la circulation de l'information. Très concrètement, nous collectons entre 500.000 et 2 millions de tweets politiques par jour. Et à partir de cela, nous sommes capables de créer une géographie de l'espace politique et numérique, de détecter d'où vient une information et qui la fait circuler. Nous arrivons à voir comment s'organisent les différents groupes politiques. Et cela permet ensuite de mieux contextualiser les informations qui circulent sur les réseaux sociaux.
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Avez-vous le sentiment que les citoyens et les politiques sont conscients, quand ils naviguent sur les réseaux, de parfois être l'objet de tentatives de manipulation ?
Oui. Même si à mon avis, cette conscience n’est pas assez développée. Il y a toute une partie de la population qui n'en a pas conscience. Il y a aussi une partie marginale de la population qui n'est pas présente sur les réseaux sociaux. Mais oui, il y a un vrai travail à faire d'éducation au numérique, et de compréhension des différents types de mécanismes. Il faut savoir ne pas se faire intoxiquer.
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