Même si des progrès ont été faits, force est de constater à l'approche de Noël que de nombreux étals de cadeaux destinés aux petites filles se colorent de rose. Comment cette couleur est-elle devenue genrée au point d'être presque taboue pour les garçons ?
Aujourd'hui, rares sont les personnes qui offrent des vêtements roses à un petit garçon. Pourtant, cela n'a pas toujours été le cas. Il y a quelques siècles, le rose était plutôt une couleur... masculine. Pour comprendre comment sa perception a évolué dans notre société, voici un retour historique sur une couleur pas comme les autres.
Le rose cette couleur virile

Le rose était considéré comme une sous-couleur du rouge, couleur de la masculinité par excellence qui, depuis l’Antiquité, symbolise pouvoir, autorité et guerre. Le mot "rose" n’existait d’ailleurs pas ni en grec ni en latin. On parle plutôt d'"incarnat". On porte peu de rose jusqu’à la Renaissance et l’arrivée en Europe du bois de Brésil qui va permettre de fixer cette couleur sur les textiles.
La mode du rose apparaît à la Renaissance, il s'agit d'une mode des élites et plutôt masculine. En France, au XVIIIe siècle, Madame de Pompadour va mettre le rose à la mode à la cour de Louis XV, mais cela n’aura rien de spécifiquement féminin.
Emmanuelle Berthiaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes
À l'inverse, le bleu est à partir du XIIe siècle une couleur attribuée... aux femmes. En référence au manteau bleu de la Vierge.
Même s’il n’y a pas de couleur spécifique pour chacun des sexes au Moyen Âge, le rouge a une connotation plus masculine que le bleu qui va être porté volontiers par les femmes.
Emmanuelle Berthiaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes
Quant aux enfants, ils sont habillés le plus souvent en blanc, symbole de pureté et d’innocence. Également bien plus pratique à laver à une époque où l’on faisait bouillir les tissus tachés. Cependant, on observe de temps en temps, lors des baptêmes par exemple, une transposition des codes couleurs des adultes sur l’habillement des enfants.

Pendant très longtemps, on ne sexualise pas les bébés ni les enfants avant 3-4 ans, on les habille de la même manière. Mais on voit dans certaines coutumes du folklore français apparaître un petit ruban sur les vêtements blancs pour différencier les sexes, et c'est plutôt rose ou rouge pour les garçons, et blanc ou bleu pour les filles.
Emmanuelle Berthiaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes
L'inversion des représentations
Petit à petit, à la fin du Moyen Âge, cette symbolique des couleurs tend à s’inverser. Une des causes de ce retournement, c’est la Réforme protestante qui instaure des couleurs plus dignes que d’autres : le noir, le gris, le brun... et le bleu.
Le bleu est de plus en plus assimilé au pouvoir, et donc aux hommes.
Quant au rouge, moins bien perçu, il perd sa symbolique d’autorité pour prendre celle de l’amour.
Et jusqu’au XIXe siècle, les femmes qui portaient une belle robe, même dans les milieux populaires c’était souvent une robe rouge. Dans le monde paysan par exemple, les robes de mariage étaient plutôt rouges.
Emmanuelle Berthiaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes
Ce choix de couleur s’explique surtout par des raisons techniques car le rouge se fixe mieux sur les tissus. On trouve en 1810 une assimilation du rose à la femme dans le Traité des couleurs de Goethe :
Le sexe féminin dans sa jeunesse est attaché au rose et au vert d'eau.
Johann Wolfgang von Goethe, 1810

Il faut attendre le XIXe siècle pour que les vêtements colorés se démocratisent avec le développement de la chimie des couleurs. L’opposition bleu versus rouge se transpose alors aux enfants dans des teintes plus douces : bleu ciel pour les garçons, rose ou rouge pâle pour les filles.
Cette mode du rose pour les filles et du bleu pour les garçons ne se fixe qu’à la toute fin du XIXe siècle, plutôt dans les pays anglo-saxons et chez les élites, notamment la bourgeoisie. Il faut attendre les années 1930 avec le développement du marketing, et la possibilité d’avoir des vêtements qui supportent de nombreux lavages et qui vont être accessibles aux catégories populaires, pour que cette mode commence à se répandre dans les pays européens.
Emmanuelle Berthiaud, historienne, spécialiste de l’histoire des femmes
Les répercussions de l'échographie
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rose devient une valeur sûre des publicités ciblant les femmes au foyer. Mais c’est trente ans plus tard, qu’une avancée technologique va systématiser le rose pour les filles.
Ce qui a vraiment fixé [cette pratique] au milieu des années 1980 c’est la possibilité de connaître le sexe du bébé avant sa naissance. Pour la plupart des gens, l'échographie de la 20e semaine de grossesse est l’échographie du sexe du bébé, comme si c’était quelque chose de très important à savoir. Une des raisons pour laquelle c’est devenu si populaire dans notre société de consommation, c’est que maintenant on sait quels habits ou jouets acheter, et comment décorer la nurserie.
Jo B. Paoletti, spécialiste des questions de genre

C’est donc à partir du milieu des années 1980 que le marketing du rose pour les filles explose. Certes, les jouets sont traditionnellement genrés, mais leur couleur auparavant importait peu. C’est le développement de stratégies marketing visant les enfants qui va pousser cette dichotomie à l’extrême.
À partir des années 1980 dans un contexte de mondialisation, d’essor aussi du capitalisme, il y a eu une stratégie des marchands de jouets. Plutôt que d’avoir un vélo rouge qui va se transmettre de la grande sœur au petit frère, il va y avoir le vélo bleu pour le petit garçon, et le rose pour la petite fille, ce qui permet de vendre davantage.
Emmanuelle Berthiaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes
En parallèle, les caractéristiques prêtées au rose s’affirment en Occident : le rose est devenu une couleur douce, sensible et féminine. Tellement féminine qu’il est très rare aujourd’hui de voir un homme porter du rose.
Si un homme porte du rose, si un garçon porte du rose ce n’est pas juste une couleur. On va lui demander : "Pourquoi portes-tu du rose ?" De la même façon qu'il y a 150 ans, dans la plupart des pays occidentaux, si l’on voyait une femme toute vêtue de noir, on lui disait : "Oh je suis désolé, qui est mort ?" Alors qu'aujourd'hui, c‘est juste une couleur. Le rose a suivi un mouvement inverse, avant il n'était qu'une couleur, à présent il signifie forcément quelque chose. Jo B. Paoletti, spécialiste des questions de genre
Finalement, il est plus facile pour ma fille de porter du bleu ou du marron que pour un petit garçon de porter du rose. Pour eux, le rose est encore souvent une couleur taboue, une couleur qui renvoie à un genre ou à une orientation sexuelle auxquelles certains hommes ont peur d’être associé.