Entretien. Le bilan de l'épidémie de coronavirus risque d'être lourd aux États-Unis, rajoutant une pièce aux critiques envers le système de santé. À la différence de la France, la Sécurité sociale n'est pas universelle ou garantie. Retour sur les origines de ces différences avec la chercheuse Elisa Chelle.
Le système de santé américain suscite incompréhension et virulentes critiques en France, où la couverture maladie organisée par l'État est considérée comme un progrès et un acquis social. Mais ce système n'a pas d'équivalent aux États-Unis, où la santé est décentralisée et ne couvre pas l'ensemble de la population. En 2020, environ 9% des Américains sont encore sans assurance, soit environ 28 millions de personnes.
Et pour l'instant, la crise du coronavirus ne semble pas changer les équilibres. Malgré le bilan qui promet d'être très lourd - la Maison Blanche estime entre 100 000 et 240 000 le nombre de morts dues au Covid-19 si les règles de distanciation sociale sont respectées -, les mesures annoncées par le gouvernement pour faire face à l'épidémie sont essentiellement provisoires et ne remettent pas en cause le système. La généralisation d'une couverture santé pour tous a bien été défendue par une partie des candidats démocrates à la présidentielle de 2020 (Bernie Sanders et Elizabeth Warren) mais dans l'immédiat, rien ne devrait changer. Pour des raisons culturelles, idéologiques et historiques, beaucoup d'Américains demeurent attachés à leur système.
Analyse avec Élisa Chelle, professeure de science politique à l'Université Paris Nanterre et chercheuse affiliée au LIEPP ( Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques). Elle a publié en 2019 : Comprendre la politique de santé aux États-Unis, aux éditions Presses de l’EHESP ( Ecole des hautes études en santé publique à Rennes).
En 1945, la France et d'autres pays européens adoptent un système de couverture santé universelle. Pourquoi les États-Unis font un choix différent ?
En réalité, les Etats-Unis prennent une trajectoire différente bien avant 1945. Le système de santé commence à être organisé au XIXe siècle avec l'industrialisation et la croissance démographique et on constate dès le début que l'État sollicite et finance les acteurs privés pour être les principaux acteurs de la santé. Contrairement à ce qu'un lecteur français pourrait croire, il n'y a pas d'opposition entre public et privé ou de grignotage du public par le privé : dès le départ, on a un secteur privé très présent et qui est soutenu par les pouvoirs publics. Cela renvoie à la culture étasunienne, qui refuse un rôle éminent au pouvoir politique central, assimilé à une tentation monarchiste ; ce dernier finance des acteurs au niveau local.
Historiquement, les premiers acteurs privés sont à but non lucratif : il s'agit d'associations et existent encore aujourd'hui. On compte par exemple les associations de médecins, qui sont très influents et très hostiles à la mise en place de systèmes assurantiels centralisés car ils veulent garder le contrôle, y compris sur la manière dont ils sont financés. Jusque dans les années 70 et 80, ce sont les médecins et le secteur non lucratif qui dominent le paysage de la santé. Mais avec Nixon et surtout Reagan, un tournant "commercial" s'opère qui favorise les compagnies d'assurance à but lucratif et qui deviennent alors des acteurs prédominants de la politique de santé. On arrive à la situation d'aujourd'hui où un peu plus de 90% des Américains ont une assurance santé, la moitié l'obtenant via leur employeur, qui souscrit des assurances groupés à moindre coût. Mais les réalités sont très différentes selon l'employeur, entre un cadre de grande entreprise bien couvert et d'autres qui peuvent avoir à débourser des franchises de 6 000 dollars avant toute prise en charge...
Et pourtant, des tentatives de mise en place de système centralisé et universel ont existé dans l'Histoire ? Et certaines ont permis à plus d'Américains d'être couverts.
Oui, Franklin Roosevelt a eu cette velléité (Président entre 1933 et 1945) mais il s'est heurté à des tirs de barrage, notamment de la part des médecins. Il a choisi ses combats : il s'est concentré sur le New Deal et a laissé de côté la réforme de l'assurance santé_._
En 1964-1965, Lyndon Johnson, un autre Président démocrate a réussi à instaurer une réforme en créant Medicare (pour les personnes âgées) et Medicaid (pour les personnes pauvres avec enfants). Cette réforme est une étape importante dans l'élargissement de la couverture santé.
Plus tard, il y a eu aussi la réforme de Clinton en 1993 mais qui a été mal gérée politiquement, avec un plan trop ambitieux, non négocié par les acteurs et donc qui a échoué. L'inflexion la plus récente est la réforme d'Obama en 2010, qui a quand même pu assurer 10% de la population américaine.
"Si un système de santé à l'européenne n'est pas mis en place en 1945, c'est parce que la société américaine ne voulait pas payer pour les minorités", affirme l'historienne Laurence Nardon dans le (très bon) podcast "Trump 2020" de Slate.fr. Le racisme a-t-il joué un rôle ? En 45, la ségrégation était encore légale...
Je ne mettrais pas le critère raciste en premier lieu, mais il faut bien avoir en tête que le critère racial et le critère social se recoupent beaucoup, et plus encore dans ces années-là. On a beaucoup plus de probabilité d'être pauvre si on est noir ou si on est latino que si on est blanc. Donc, le fait que les riches ne veulent pas payer pour les pauvres peut s'interpréter par la couleur de la peau, les riches étant les blancs et les pauvres étant les afro-américains.
Mais de là à dire qu'il y a un motif raciste, je n'irais pas jusque là. Je pense que le motif est d'abord social. Si on cherche, on peut trouver des manifestations racistes à l'égard des pauvres, c'est certain. Mais je ne pense pas que le fait que la réforme n'a pas été entreprise soit dû au racisme.
Une question sur le vocabulaire : en France et en Europe, on parle de solidarité. Mais aux États-Unis, cette notion est très vite remplacée par le mot "socialisme", considéré comme un épouvantail. Pourquoi cette différence ?
Socialisme est un terme qui a été beaucoup utilisé, notamment comme insulte dans les réformes de la santé. Il est utilisé de manière péjorative, notamment par les médecins qui se sont historiquement opposés à toute réforme centralisée. Pour eux, socialisme est entendu comme "dangereux et soviétique" et pas comme les socialistes plus modérés qu'on peut avoir en Europe.
Aux États-Unis, on privilégie davantage des notions comme la responsabilité personnelle et la liberté. Pour vous donner un exemple de ça : en 2010, la réforme Obama, une fois actée, a été immédiatement mise en procès pour inconstitutionnalité, au motif qu'elle violait le principe de libre commerce (qu'on puisse acheter et vendre librement une assurance santé). Car au départ, cette réforme obligeait les individus à souscrire une assurance et obligeait aussi les entreprises à en fournir une à leurs salariés. C'est vraiment constitutif des États-Unis : il y a un refus de la centralisation. Les choses doivent partir du local et non pas s'imposer à tout le monde de manière centralisée.
Mais pourquoi refuser un droit qui peut nous aider en cas de pépin ?
Il y a deux types de refus de l'assurance santé. Ceux qui le font par conviction politique, dans les tendances libertariennes, qui refusent de socialiser. Ce sont des individualistes radicaux qui considèrent qu'ils n'ont pas à souscrire une assurance et qu'ils paieront pour leurs propres besoins. C'est assez minoritaire, même s'il assez difficile d'établir des statistiques sur un refus.
Il existe une deuxième tendance, qui concerne quelques centaines de milliers de personnes, qui permet d'être exempté de l'obligation d'assurance dans les communautés religieuses. Vous avez certaines communautés religieuses aux Etats-Unis qui vivent de manière entièrement autonome et qui refusent toute aide qui transite par le gouvernement, les Amish par exemple.
Et toutes les histoires scandaleuses (pour nous Français) qui paraissent dans la presse ne changent pas les mentalités ? Les gens ruinés à cause d'une visite à l'hôpital, un jeune homme refusé dans un hôpital privé mais qui meurt sur le chemin de l'hôpital public...
Vous avez toujours dans la presse des histoires tragiques et injustes sur des factures de santé astronomiques, des cas aberrants... Et ils existent, ce ne sont pas des inventions. Vous avez même un podcast qui recense ces histoires absolument horribles et abracadabrantesques sur le système de santé. Le podcast s'appelle "an arm and and a leg", "un bras et une jambe", comme l'expression française "coûter un bras"... Mais ces histoires ne remettent pas en cause le système. Elles vont susciter des réactions d'indignation plutôt dans les franges démocrates et progressistes de la population. Mais pas plus.
La crise du coronavirus et l'élection présidentielle de 2020 peuvent-elles changer la donne ? Le nombre de morts s'annonce très élevé et par ailleurs, plusieurs candidats démocrates ont appelé à un système universel de couverture santé (Elizabeth Warren et Bernie Sanders).
Tout d'abord, on observe que Trump n'a engagé aucune modification de fond du système de santé étasunien. Il n'a pris que des mesures d'urgence qui viennent certes pallier les failles du système de santé tel qu'il existait, mais qui ne dureront que le temps d'utiliser ces crédits. On reviendra ensuite à la situation préalable. Les mesures d'urgences sont : la prise en charge des tests de dépistage et des soins pour les personnes non assurées, la prise en charge de congés maladie payés (qui ne sont pas obligatoires et dépendent des employeurs) et aussi le financement des respirateurs et des masques.
Du côté des démocrates, les candidats qui défendaient "Medicare for all", un système de santé universel, ont perdu (Elizabeth Warren) ou sont mal placés dans la course : Bernie Sanders est toujours candidat mais il est distancé dans la primaire par Joe Biden, qui ne propose pas de système universel. Biden veut plutôt partir de ce qui existe déjà, Obamacare (adopté en 2010) et il pourrait essayer de rétablir l'obligation de s'assurer, que Trump a réussi à supprimer.
En revanche la campagne pour l'élection présidentielle de novembre donnera sans doute lieu à une guerre des chiffres entre démocrates et républicains, les premiers dressant un tableau catastrophique et les seconds défendant une politique ayant limité les dégâts. Trump jouera sa réélection sur son bilan sanitaire mais aussi économique mais s'il est réélu, rien n'indique qu'il mènera une réforme de la santé. Quant à Biden, il semble vouloir se limiter à une réforme de type paramétrique et pas structurelle.
A la fin, le nombre de morts sera une statistique importante mais il faudra le ramener au nombre d'habitants pour le comparer à l'Italie ou l'Espagne. Et la question n'est pas seulement celle du système de santé mais aussi de décisions politiques qui ont plus ou moins retardé les mesures de confinement : en Corée du Sud, en Allemagne ou au Portugal, le nombre de morts est limité par rapport à d'autres pays et cela n'a rien à voir avec la couverture santé. Les États-Unis sont sans doute aussi plus à risque que d'autres nations car on compte de nombreuses grandes villes, où la contamination est facilitée. Enfin, la capacité hospitalière joue un rôle important aussi : or, les États-Unis ont un taux faible, 2,4 lits par millier d'habitants contre 6 en France. Mais le taux d'occupation est plus élevé chez nous que chez eux... Ajoutez à cela que certains territoires ruraux sont très sous-équipés par rapport à d'autres états urbains comme New York.
Mais à la fin, le bilan sera récupéré par ceux qui politiquement veulent changer les choses. Parmi ces gens, il y a effectivement ceux qui veulent étendre la couverture santé.