Pourquoi les personnes transgenres semblent plus acceptées en Asie du Sud-Est ?
Par Pierre RopertLes questions de société qui se posent autour du transgenrisme apparaissent comme résolument modernes. Pourtant, il existe des traces de personnes transgenres depuis plus de 5 000 ans... et ce n'est pas un hasard si l'Asie du Sud-Est est réputée beaucoup plus accueillante à leur égard.
Il y a tout juste 10 ans que la transidentité, ou transgenrisme, n'est plus considérée comme une maladie mentale. Le 10 février 2010, un article publié dans le Journal officiel statuait ainsi que les "troubles précoces de l'identité de genre" étaient supprimés d'un article du code de la Sécurité sociale relatif aux "affections psychiatriques de longue durée". Dans l'émission LSD, la série documentaire, Max, militante au sein de l'association OUTrans, rappelait ainsi au micro de Perrine Kevran comment la psychiatrie avait mis la main sur la destinée des personnes transgenres : "Il était imposé aux personnes trans d’avoir subi une stérilisation avant d’accéder au changement d’état civil."
Là où, dans de nombreux pays d'Asie, la question de la transidentité semble être depuis longtemps acceptée et où, en Thaïlande, les chirurgies de réassignation de genre sont courantes, force est de constater qu'en France, une décennie après cette décision, la situation des personnes transgenres ne s'améliore pas. Selon plusieurs études menées en France, en Europe et aux Etats-Unis, les personnes transgenres ont jusqu’à 10 fois plus de risque de se suicider que leurs pairs cisgenres, et 69 % des jeunes transgenres ont déjà pensé au suicide. La transphobie, notamment, semble mieux se porter que jamais : entre 2016 et 2017, le nombre de signalements d'agressions de personnes transgenres auprès de l'association SOS Homophobie a augmenté de 53%, puis de 13 % supplémentaires en 2018.
La transidentité, une question moderne ?
La transidentité n'ayant été reconnue qu'il y a peu de temps, elle est encore largement débattue, et son apparente "nouveauté" semble justifier pour beaucoup son incessante remise en question, précise la chercheuse Sharyn Graham Davies, autrice de Diversité de genre en Indonésie : "Les questions transgenres semblent particulièrement modernes en Occident. C'est peut-être à cause de la façon dont sont structurées les sociétés occidentales : chaque formulaire à remplir, chaque WC public disponible exige de choisir entre être une femme ou un homme. Ou peut-être que cela semble moderne parce que le transgenre est associé à la chirurgie, et les chirurgiens ne peuvent changer le sexe d'une personne que depuis le début des années 1930. Les débats actuels sur le mariage homosexuel, les lois sur le genre et la lutte contre la discrimination sexuelle sont également des avancées récentes. En effet, le mot même "transgenre" n’est devenu courant que depuis une vingtaine d’années environ, et le mot "genre" lui-même n’a été popularisé que dans les années 1970. Nous ne pouvions même pas parler de transgenre de manière sophistiquée jusqu'à pratiquement hier."
- "Mais le fait que les transgenres soient considérés comme un problème particulièrement récent ou comme un phénomène occidental pose question. La nouveauté perçue des personnes transgenres conduit souvent à l'accusation qu'elles n'ont pas le droit d'exister, qu'elles "l'inventent", ou même qu'elles essayent de gagner de la notoriété en tant que célébrité, comme celle acquise par Caitlyn Jenner, anciennement Bruce Jenner, la personnalité télévisée américaine, décathlonien olympien qui en 2015 a fait sa transition. Ce qui est nouveau effraye souvent les gens, donc comprendre que la transidentité a une longue histoire et existe à travers le monde entier devrait prévenir cette idée traditionaliste que les transgenres sont une invention moderne. En réalité, comprendre la dimension historique du transgenrisme pourrait aider à fournir les idées intellectuelles nécessaires à bien concevoir ce sujet."
De fait, on retrouve de nombreuses traces de personnes transgenres à travers l'histoire. Des textes sumériens, datés de plus de 4 500 ans, font ainsi référence aux prêtres gala, qui se travestissaient pour chanter des lamentations. La société des Zapotec, au sud du Mexique, depuis l'ère pré-colombienne jusqu'à nos jours, reconnaît un troisième genre, les muxes, qui désigne les personnes assignées de sexe masculin à la naissance qui empruntent un comportement dit féminin et les vêtements associés à ce genre. Plus proche de nous, en Grèce antique, les prêtres de la déesse Cybèle pouvaient être castrés et adopter une apparence féminine...
L'Asie du Sud-Est, havre de paix pour les personnes transgenres ?
Les exemples de personnes transgenres à travers l'histoire sont donc nombreux... et anciens, et mettent à mal l'idée de l'identité transgenre comme une question moderne. D'ailleurs, loin des débats qui agitent l'Occident sur la "question" de la transidentité, en Asie du Sud-Est, les personnes transgenres semblent bien mieux intégrées à la société. Est-ce à dire que ces dernières n'ont pas été occultées par l'Histoire ?
Aux Philippines, par exemple, si la question de l'identité transgenre est bien considérée comme un enjeu de société, elle est bien moins sujette à débat qu'en Occident. Le président Rodriguo Duterte, souvent qualifié de "Donald Trump de l'Asie", est ainsi loin de tenir un discours similaire sur le sujet à son homologue américain, pourtant prompt à discriminer les personnes LGBT+. En 2016, le président conservateur a en effet fait campagne pour le mariage entre personnes homosexuelles, et a affirmé lors d'un meeting :
Définitivement, les gays ont été créés par Dieu. [...] Quand j'étais au lycée, je ne savais pas si je voulais être une fille ou un garçon.
La perception occidentale des personnes transgenres asiatiques consacre le plus souvent plus les fameux "ladyboys" thaïlandais, ou kathoeys, qui sont notamment utilisées comme ressort comique - symptôme potache de la transphobie - dans les comédies cinématographiques. La Thaïlande, au même titre que les Philippines, n'a pas fait de la question transgenre un enjeu de société primordial, comme cela peut être le cas en Europe, aux Etats-Unis ou encore au Moyen-Orient.
Dans un article intitulé Genres performatifs, désirs pervers : une bio-histoire des cultures homosexuelles et transgenres en Thaïlande [en anglais], le professeur d'histoire, de culture et de langage de la Thaïlande à l'Université nationale d'Australie, Peter A. Jackson, remettait en perspective la vision extrêmement occidentalisée de l'Occident sur la question des personnes transgenres en Thaïlande. Pour lui, le sexe n'a été différencié en Thaïlande qu'à la fin du XIXe siècle. Il cite notamment une étude de 1940, menée par l'anthropologue américain Lauriston Sharp, qui se penchait sur l'absence de différenciation des genres dans la Thaïlande centrale : "C'est une caractéristique (comme ailleurs en Asie du Sud-Est) qui a précédé l'influence de la culture hindoue et l'acceptation du bouddhisme avec leur androcentrisme et l'accent mis sur les valeurs masculines, et sur la supériorité des hommes et des préoccupations masculines... À Bang Chan, il y a très peu de rôles culturels dévolus à l'adulte, à part ceux associés à la religion, qui peuvent être remplis par les hommes comme par les femmes... La culture thaïlandaise dans ses aspects séculiers semble considérer tous les adultes comme de simples êtres humains, sans distinction majeure de sexe ; un comportement qui convient à une personne est également approprié à une autre."
Quand la culture occidentale introduit la distinction des sexes
Le chercheur Peter A. Jackson voit également, dans l'acceptation du transgenrisme en Asie de l'Est, et plus spécifiquement en Thaïlande, une conséquence du bouddhisme : "Alors que la sexualité des moines bouddhistes ordonnés est strictement contrôlée dans le bouddhisme thaïlandais, le seul contrôle significatif sur la sexualité laïque prescrit par la religion est une interdiction de l'adultère (hétérosexuel). Le bouddhisme thaï ne considère pas l'érotisme homosexuel entre laïcs comme un péché."
En réalité, dans une grande partie de l'Asie, c'est l'arrivée de la culture occidentale qui introduit la binarité de genre. Ainsi, en 1899, pour impressionner les Britanniques, la monarchie thaïlandaise, dont les princes et princesses s'habillaient jusqu'ici de la même façon, avec des coiffures assorties, décide de différencier clairement femmes et hommes, notamment à l'aide de leurs tenues. Le roi Rama V, qui voyage énormément en Europe, impose la distinction des genres par un décret en se fondant sur des notions occidentales et distingue, pour la première fois, les hommes des femmes.
C'est à partir de cette décision, comme l'explique Peter A. Jackson, que le nombre de personnes transgenres semble petit à petit exploser : auparavant, les questions de genre ne reposant pas sur un modèle binaire, les personnes n'étaient pas "transgenres" et définies par leur basculement d'un côté ou de l'autre de la perception du genre ; elles étaient, simplement.
"Contrairement à la situation en Occident, où l'homosexualité et le travestissement étaient interdits depuis longtemps de façon explicite, jusqu'aux dernières décennies du XXe siècle, les comportements homosexuels et transgenres ont presque complètement échappé à l'attention des autorités thaïlandaises", poursuit Peter A. Jackson :
- "Dans le domaine juridique, la sodomie est devenue un délit punissable au cours de la première décennie du XXe siècle dans le cadre d'un effort visant à faire en sorte que le code juridique siamois semble conforme aux normes européennes de civilisation. Cet examen juridique a eu lieu en réponse aux dispositions extraterritoriales des traités commerciaux signés avec les puissances européennes, les États-Unis et le Japon au XIXe siècle. Dans sa forme siamoise, les "infractions contre l'ordre humain" englobaient à la fois les activités homosexuelles masculines et féminines, ainsi que la bestialité. Cependant, alors que la présence d'une clause anti-sodomie dans le code juridique donnait l'impression de se conformer aux normes sexuelles de l'ère victorienne, aucune poursuite pour homosexualité n'a été engagée en vertu de cette loi et la police thaïlandaise a ignoré la clause, continuant, comme précédemment, à négliger les activités consensuelles de même sexe. [...] La clause a été retirée des livres en 1956 dans le cadre d'une révision visant à purger le code juridique des édits anachroniques et obsolètes."
La Thaïlande n'est évidemment pas le seul pays asiatique à avoir subi l'influence de la civilisation occidentale et des discriminations qui l'accompagnent. Et si certains pays comme les Philippines ou la Thaïlande restent globalement accueillants pour les personnes transgenres, d'autres se sont repliés sur ces questions d'identité de genre. Dans un sondage publié par le Pew Research Center en 2014, si 73 % des Philippins estiment que les gays et lesbiennes devraient être mieux acceptés dans la société, en Indonésie et en Malaisie, ces chiffres tombent à 3 % et 9 %... En Malaisie, entre 1985 et 2012, de nombreuses lois ont ainsi été introduites pour criminaliser les personnes transgenres.
Le troisième genre, signe du sacré
Depuis les années 80, les personnes transgenres, dans certains pays d'Asie, les discriminations et violences à l'encontre des personnes transgenres sont en constante augmentation. Comme le relève un document du Health Policy Projet mis en place par plusieurs associations internationales destinées à défendre les personnes transgenres, la région d'Asie du Sud-Est "a parmi les populations de personnes trans les plus visibles au monde" mais cette visibilité "est souvent méprise pour de l'égalité".
Cette situation est d'autant plus paradoxale que, pendant longtemps, certains groupes de personnes transgenres en Asie n'étaient pas identifiés comme ayant transitionné d'un genre à un autre, mais simplement comme un troisième genre... bien souvent lié au sacré. En Malaisie, les sida-sida, des personnes assignées comme mâles à la naissance mais qui s'habillaient en tant que femmes, résidaient dans les chambres intérieures du palais royal, où elles étaient chargées des rituels sacrés.
En Indonésie, les bissus sont les personnes transgenres qui appartiennent au groupe ethnique des Bugis. Ces derniers considèrent l'existence de cinq genres différents, devant vivre en harmonie. Les bissus sont considérés comme des leaders spirituels : ils aident les communautés à prendre des décisions, des mariages aux dates de récolte. Depuis que la communauté des Bugis s'est convertie en grande partie à l'Islam, les bissus bénissent également les personnes qui partent en pèlerinage à la Mecque. Au fil des ans, à force de persécutions, la population des bissus a cependant fortement décliné. Un destin qui n'est pas sans rappeler celui des hijras en Inde, une communauté existant depuis plus de 3000 ans et devenue à l'ère moderne une minorité réprouvée : elle avait auparavant un statut semi-sacré et les hijras étaient conviés à chanter, danser et bénir les couples nouvellement mariés ou les nouveaux nés.
Loin d'être considéré comme un basculement d'un côté de la binarité à un autre, le troisième genre était alors contemplé comme un tout, qui amenait ensemble l'homme et la femme, rapprochant ainsi un peu plus du divin... Alors même qu'en Occident, le divin était d'ores et déjà utilisé pour criminaliser l'homosexualité et le transgenrisme.