Vous avez peut-être déjà vu cette idée séduisante : nos chiffres correspondraient au nombre d’angles contenus dans chacune de leur forme. Trop beau pour être vrai, ce n'est qu'une fake news de plus… On vous raconte ici la véritable histoire de ces formes qu'on reconnaît en les regardant à peine.
Quand j’ai vu passer cette info sur Twitter, j’ai trouvé ça génial : le nombre d'angles contenus dans chacun des symboles des 10 chiffres (de 0 à 9) correspondrait au nombre que chacun désigne... Mais pour la linguiste et archéologue Clarisse Herrenschmidt, “ce n'est pas du tout ça qui a servi dans la formulation graphique des chiffres, non !” Encore une idée reçue, une tentative d'explication ésotérique, récurrente dans l'histoire des numérations, qui n'a rien à voir avec la complexe réalité. Mais alors pourquoi les chiffres ont-ils la forme qu’ils ont ? Comment expliquer cette graphie qui est devenue une norme internationale ?
Des "chiffres arabes" ?
Pour les distinguer des “chiffres romains”, on appelle ces dix symboles “chiffres arabes”. Alors allons voir de ce côté du monde. On est à Bagdad vers 830. C’est un livre écrit en arabe, aujourd’hui perdu, qui introduit les chiffres actuels. On raconte que le calife reçoit un ouvrage d’une délégation indienne. Et il en demande la traduction en arabe à l’un de ses plus grands mathématiciens, Al-Khwârizmî, le père de l'algèbre, dont le nom latinisé donnera d'ailleurs le mot "algorithme".
Marc Moyon, historien des mathématiques médiévales : "Quelle est la force de ce livre ? C’est de transmettre à la fois un système de numération mais aussi une graphie. C’est-à-dire de nouveaux symboles qui nous permettent d’écrire les nombres. Les chiffres que nous utilisons ne sont pas arabes. Le vrai, ce serait de dire que nous avons un système de numération indo-arabe. Ils nous viennent d’Inde, et ils ont été transmis à l’Europe, à nos ancêtres, par l’intermédiaire de la langue arabe. Par l’intermédiaire des textes rédigés au nom de l’islam entre le IXe et le XIII-XIVe siècle."
Des chiffres indiens ?
Donc la première trace de ces chiffres, c’est en fait en Inde qu’on la trouve, 12 siècles avant le livre traduit à Bagdad. Agathe Keller, historienne des mathématiques indiennes : "C’est vers 300-400 avant Jésus-Christ qu’on voit apparaître les premiers textes écrits qui sont des édits donnés par un roi, le roi Ashoka, dans lesquels on voit apparaître des chiffres aussi, dans des écritures, le brahmi notamment, qu’on écrit de droite à gauche. Et donc on peut penser qu’ils sont d’une origine sémitique."
Alors en fait, l’origine des chiffres ne serait pas non plus indienne, mais mésopotamienne, ou bien même chinoise, ou cambodgienne, puisqu'on a trouvé aussi sur ces territoires quelques unes des premières sources épigraphiques. En tout cas, ce qui nous reste aujourd’hui de ces lointains ancêtres, c’est une double révolution, qui a déterminé l'histoire du calcul, des sciences, et donc de notre civilisation toute entière.
1- D’abord, chaque chiffre ne représente qu’une seule valeur, ce ne sont pas deux chiffres qui s’ajoutent, deux formes qui se juxtaposent. Chaque symbole est indécomposable, indépendant.
2- Ensuite, les chiffres seront utilisés dans une façon de compter qui se sert de la position de chaque chiffre, la "notation positionnelle". Et donc, on s'en tient à dix symboles seulement pour noter tous les nombres du monde.
L'origine, ce miroir aux alouettes
Pour ce qui est du pays d’origine, en réalité, tout circulait en Asie centrale à cette époque, via les marchands, les moines bouddhistes sur la Route de la soie. Pourtant, malgré cette histoire mondiale, l’origine des chiffres a toujours été utilisée politiquement. Nationalistes indiens, colons anglais, musulmans, hindous, chrétiens... tous ont revendiqué être à l’origine de cette forme de rationalité devenue une norme internationale. Agathe Keller, historienne des mathématiques indiennes : "La recherche des origines, c’est un miroir aux alouettes. Et comme on ne sait pas, on regarde dans la graphie, le stylisme pour trouver des sens. Dans les traditions anciennes, il y avait déjà ces traditions herméneutiques ou religieuses, qui sont encore très vivantes."
Le 0 par exemple a fait couler beaucoup d’encre. L’Europe chrétienne l’a même considéré comme hérétique. Son nom en sanskrit signifie "le vide" ; une absence de Dieu, qui était insupportable. Et pourtant, c’est le nom arabe du zéro, “sifr” qui, dérivé dans notre langue, donne finalement son nom à cet ensemble qu’on appelle “chiffres”. Mais la question est quand même toujours là : aujourd’hui, on n’utilise pas des lotus comme les pharaons égyptiens, ni des barres sumériennes, ni les visages mayas.
Les passeurs
Les formes qu'on utilise aujourd'hui viennent bien de quelque part, elles se sont diffusées, installées progressivement. Et là, parmi une foule de mathématiciens, de traducteurs, de copistes... deux personnages notamment jouent un rôle important :
1 - Le mathématicien Gerbert d’Aurillac, vers l’an 1000. Alors qu’il vit en Catalogne, entouré de la communauté arabe, il instaure l’usage des chiffres indo-arabes à la place des chiffres romains qu’on utilisait alors, en les inscrivant sur des sortes de jetons dans un instrument de calcul, un abaque. Marc Moyon, historien des mathématiques médiévales : "Le problème, c’est que Gerbert d’Aurillac va avoir une vie mathématicienne relativement écourtée, puisqu’il va être appelé au Vatican pour être appelé à la place du Pape, en l’an 1000." Quand Gerbert devient Sylvestre II, son travail de diffusion des chiffres s’arrête. Et pourtant, 600 ans plus tard, on s’en souviendra. Clarisse Herrenschmidt, archéologue, linguiste : "En plein XVIIe siècle, on a ouvert son tombeau pour voir s’il n’était pas un magicien, à cause de l’introduction des chiffres indo-arabes pour écrire les nombres. On croit encore à la possibilité d’un aspect magique. Il a été un grand mathématicien qui a fait entrer une pratique des chiffres indo-arabes avant Fibonacci."
2 - Fibonacci, c’est ce mathématicien génial qui vers 1200 fait progresser l’usage de nos chiffres. Fils d’un administrateur des douanes à Pise, il a été séduit par l’efficacité de ce système de calcul. Marc Moyon : "Essayez de poser une multiplication en numération romaine, c’est impossible, c’est impraticable. Et Fibonacci avait compris tout ça."
Pendant des siècles pourtant, les gens continuent à utiliser à la fois les chiffres romains et les chiffres indo-arabes. Finalement, c’est l’efficacité de calcul qui gagne, et peut-être aussi une vision du monde plus cardinale, contre la vision plus hiérarchique soutenue par l’Eglise, qu’on a gardée avec notre usage des chiffres romains. Clarisse Herrenschmidt, archéologue, linguiste : "L’Eglise a mal reçu les chiffres indo-arabes parce qu’ils n’appartenaient pas à la tradition. Et ils ont dû percevoir que les chiffres romains avaient une imprégnation ordinale, ce qui classe la suite des nombres, tandis que les chiffres cardinaux expriment une mesure, une grandeur pure."
Métamorphoses typographiques
Ce long voyage des chiffres indo-arabes est chaotique, plein de métamorphoses. Par exemple, dans certains calculs au Moyen Âge, les formes du 4 et du 5 sont interverties. Il faut refaire les opérations pour s’en rendre compte. Le 1 ou le 8 restent assez stables, alors que le 5, lui, est contaminé par le V romain. Mais les formes du 2, 3, 4, 7 en particulier varient dans le temps, et selon les régions. Plus précisément, on se rend compte d’une rotation globale de ces chiffres : leur sens a été inversé depuis leur tracé arabe. Selon l'étude paléographique de Guy Beaujean concernant cette rotation, les scribes du Moyen Âge auraient par erreur utilisé à l’envers leurs appareils à compter, et la faute se serait installée. Simplement, pour bien différencier le sens du 6 par rapport au 9, on garde un tracé anguleux pour le 6, et rond pour le 9. Ce sont donc les imprimeurs, entre la fin du XIVe et le XVIe siècle qui figent progressivement la forme des chiffres, en utilisant peu à peu des casses typographiques.
Marc Moyon, historien des mathématiques médiévales : "Ce qui est intéressant, c’est qu’un mathématicien a fait ce travail-là, à la fin du XVe, tout début du XVIe. C’est Albrecht Dürer__, qui est un mathématicien germanique, de Nuremberg, qui va créer des casses d’imprimerie mathématiquement parfaites dans son sens, dont des chiffres, qu’on va utiliser. Et donc là on va les stabiliser complètement."
Aujourd’hui, il y a encore des variations : le 1, le 4, le 7 varient selon les typos, les pays anglo-saxons ou francophones... Mais les symboles se sont stabilisés, et surtout, ce système de calcul positionnel à base 10 s’est imposé.
On ne s'est pas attardés sur le 0, qui pourrait avoir son article à lui tout seul tant son histoire est fascinante. À suivre peut-être dans un prochain épisode.
Sources :
- Marc Moyon : " Apprendre les mathématiques au Moyen Âge : l’importance des traductions arabo-latines"
- Agathe Keller : " Comment on a écrit les nombres dans le sous-continent indien"
- Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures, Langue, nombre, code (Gallimard, 2007)
- Guy Beaujean : " Étude paléographique sur la « rotation » des chiffres et l'emploi des apices du Xe au XIIe siècle"
- Jérôme Peignot, Du Chiffre (Damase, 1982)
- Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres (Seghers, 1981)
- Denis Guedj, L'Empire des nombres (Découverte Gallimard, 1996), Le Théorème du perroquet (Seuil, 1998)
- et les ressources éclairantes de Jean-Michel Delire, Marc Smith, Océane Juvin, Matthieu Cortat, Rémi Forte, Thomas Huot-Marchand.