Pourquoi "Tintin au Congo" fait-il encore polémique aujourd'hui ?
Par Camille BichlerLes éditions Moulinsart viennent de publier une réédition numérique de la version originale de "Tintin au Congo" de 1930-1931. Pourtant, le deuxième album d'Hergé fait encore débat aujourd'hui. Et son auteur lui-même a évolué toute sa vie à son propos.
Pour ses 90 printemps, le plus célèbre reporter du monde de la BD s’offre une colorisation de Tintin au Congo en version numérique ! Pourtant, les éditions Casterman, éditeur historique des albums des aventures de Tintin en France, ne sont pas de la partie. Et pour cause, pour cette réédition, le gestionnaire des droits d'Hergé Moulinsart a choisi la version originale de l’album datant de 1930-1931, souvent critiquée pour sa vision raciste et colonialiste de l’Afrique.
L’album Tintin au Congo demeure l’un des plus gros succès d’Hergé, après Tintin en Amérique, avec plus de 10 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Désormais, l'album provoque toutefois un malaise, qui engendre le retard voire l'interdiction de la publication de l’album dans plusieurs pays, et a poussé Hergé à réécrire dans le passé certains passages de l’album en fonction des différentes régions du globe. En 2010, un citoyen belge avait demandé l’interdiction de vente de l’album Tintin au Congo, avec le soutien du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN), qualifiant l’album en question de "raciste et xénophobe". Le Tribunal de Première instance de Bruxelles avait débouté les plaignants de leurs demandes en déclarant que Casterman et Moulinsart ne s'étaient pas rendues coupables d'infraction à loi belge de 1981, visant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie.
Pourtant, plusieurs décennies après sa première publication dans les pages de la revue Le Petit Vingtième, pourquoi l'album fait-il encore polémique ? Comment l'album a-t-il évolué au fil du temps ? Voici quelques clefs pour le redécouvrir, sans passer à côté des nombreux éléments qui émaillent l'intrigue et témoignent du contexte colonialiste de l’Europe du début du XXe siècle.
Un album de commande
Si Tintin au Congo demeure l’un des plus gros succès d’Hergé, l’idée d’envoyer le jeune reporter en Afrique n’était pourtant pas celle du bédéiste belge, mais d’un certain Abbé Wallez. En 1925, Hergé, qu’on appelle encore Georges Remi, est engagé comme dessinateur pour le journal Le Petit Vingtième, supplément hebdomadaire au journal belge Le Vingtième Siècle destiné à la jeunesse.
Le média, dirigé par cet abbé Wallez, défend un ultra-catholicisme et des idées d’extrême droite. L’Abbé Wallez était déjà indirectement à l’origine de Tintin au pays des Soviets, le premier album d’Hergé, puisqu'il avait demandé au jeune dessinateur de dénoncer le bolchevisme à travers les premières histoires de Tintin en URSS. Les aventures de Tintin étaient nées ! Après le triomphe de Tintin au pays des Soviets, paru en 1929, le directeur du journal demande alors à Georges Remi d’enchaîner les aventures de Tintin en Afrique, et plus précisément au Congo, sous domination belge depuis 1908. À l’époque, les aventures de Tintin au pays des Soviets ont rencontré un très large succès auprès des enfants. Un deuxième épisode au Congo belge est l’occasion d’insuffler les valeurs colonialistes à un jeune lectorat. Dans un entretien enregistré en 1979 sur la RTBF, diffusé pour la première fois sur France Culture le 21 juillet 1993, Hergé revenait sur la genèse de Tintin au Congo :
"Après l’album Tintin chez les Soviets, je voulais faire Tintin en Amérique, pour renvoyer les deux puissances dos à dos. Mais entre-temps, le directeur du journal m’a presque supplié et m’a dit : "Vous ne pouvez pas faire ça, notre belle colonie, le Congo, Léopold II, les missionnaires, nous qui leur apportons la civilisation, etc." Alors, j’ai fait Tintin au Congo sans grand enthousiasme. Si je devais réécrire Tintin au Congo aujourd’hui, cela serait très différent. Mais tout a évolué et changé, moi aussi j’ai changé. Tintin reporter est un miroir, d’ailleurs tout journaliste est une espèce de miroir qui reflète les événements qu’il va regarder. Tintin a été le miroir de ce que la plupart des gens pensaient du temps de la Russie bolchevique. Quant à l’idée colonialiste, pratiquement tout le monde a été colonialiste. Cela ne posait pas de problème, le Blanc avait été créé pour apporter la civilisation aux autres. Tintin n’était pas raciste mais il était colonialiste comme tout le monde l’était à l’époque." Georges Remi, alias Hergé
Hergé : "J’ai fait Tintin au Congo sans grand enthousiasme."
55 min
La méconnaissance de l’Afrique par les Européens
Sur les conseils du directeur du Petit Vingtième, Hergé entreprend alors l’écriture de Tintin au Congo. À l'époque, le dessinateur a 22 ans, et n’a jamais mis les pieds en Afrique. Contrairement au travail de documentation qu’il entreprendra pour Tintin et le lotus bleu quatre années plus tard avec l’aide de son ami Tchang, pour Tintin au Congo, Hergé se contente des quelques articles de presse sur le Congo qu’il découpe ici et là. À l’époque, les principales sources de Georges Remi sont celles des grands explorateurs, comme Henry Morton Stanley, qui explora le Congo pour le roi des Belges, Léopold II, comme le souligne Philippe Goddin, spécialiste de Tintin, et auteur des Tribulations de Tintin au Congo :
"Hergé a commencé à se documenter pour les Soviets et le Congo, mais il avait peu de choses à sa disposition, il a découpé quelques articles dans des revues qu’il va utiliser pour planter le décor, avoir des précisions sur les tenues des colons à l’époque… En Belgique, les conversations allaient bon train sur le Congo, il y avait des colons qui rentraient souvent en Belgique, mais les mentalités étaient évidemment des mentalités de coloniaux." Philippe Goddin
L’une des grandes incohérences de l’album réside notamment dans sa représentation de la faune et la flore du Congo. Le Congo d'Hergé regorge de savanes luxuriantes, foisonnantes et très vertes, dans la première version colorisée de 1946. On y perçoit des baobabs, des buissons touffus, des lianes… Il s’agit en fait d’une image exotique, fantasmée et biaisée de l’Afrique, que la plupart des occidentaux se forgent à partir des cartes postales. Dans la réédition numérique et colorisée de Tintin au Congo des éditions Moulinsart, on a d’ailleurs beaucoup retravaillé les couleurs de la jungle :
"La jungle de la version de 1946 n’a rien de réaliste, c’est un vert chatoyant, un vert européen, des paysages de nos contrées plutôt que la couleur de la savane. Mais il n’avait jamais mis les pieds au Congo !" Yves Février, éditions Moulinsart
La faune, également très présente, souvent malmenée et au cœur des intrigues de l’album, est elle aussi victime de quelques petites incohérences. À la planche 54 de Tintin au Congo , le jeune reporter est sur le point de se faire attaquer par un "Aniota", également appelé "homme-léopard". Ces personnages, qui ont bel et bien existé, appartenaient à une société secrète criminelle. Très actifs autrefois au Congo belge, ils pratiquaient l'assassinat rituel en simulant une attaque de léopard. Alors que l’un d’entre eux tente de s’en prendre à Tintin, un énorme boa surgit et s’enroule autour du corps de l’Aniota, avant que Tintin ne l’achève d’un coup de carabine. Or, il n’y a pas de boa au Congo, ils vivent en Amérique et à Madagascar.
Racisme et colonialisme
- Les Noirs vus comme de grands enfants
Au cours de ses aventures au Congo, Tintin va très vite se lier d’amitié avec un enfant du pays qu’il appelle "Coco". Pour imaginer ce personnage, Hergé va s’inspirer de photos d’explorateurs qu’il trouve dans plusieurs magazines belges de l’époque. L’une d’entre elles marque particulièrement Hergé, il s’agit d’une photographie de l’explorateur anglais Henry Morton Stanley, photographié avec un enfant noir, son "boy". A l’époque, l’usage veut que les colons disposent d’un "homme à tout faire", un serviteur que l’on tutoie et qui sert la famille du colon, sans nécessairement recevoir de salaire en retour. Le "boy" est souvent un enfant, parfois un adolescent. Mais dans l’album d’Hergé, Coco est plus le compagnon de voyage de Tintin que son serviteur. Il sert de guide au jeune reporter, et les deux amis partagent leur repas ensemble. Pour Philippe Goddin, l’apparition de cet enfant "Coco" préfigure les liens d’amitié que Tintin tisse avec des enfants dans les albums qui suivront :
"Coco accompagne Tintin, on ne sait pas très bien d’où il vient, comme tous les amis de Tintin. C’est le même genre d’amitié qu’il nouera avec Tchang dans "Le Lotus bleu", le petit Zorino dans "Le Temple du soleil", ou avec Abdallah dans "Coke en stock", même si c’est un enfant turbulent. La relation avec les enfants est importante dans les albums d’Hergé." Philippe Godin
- Langage caricaturé
Après l’indépendance du Congo en 1960, le public semble se rendre compte du langage caricatural des Congolais dans l’album d’Hergé. La connotation raciste des dialogues est évidente, par exemple dès que Coco prend la parole :
"Hi- Hi !... Missié Blanc est venu et battre pitit noir. Alors Coco, li avoir peur et caché li… Et Missié Blanc parti avec Teuf-Teuf." Coco à Tintin, Planches 23 et 24 de « Tintin au Congo », 1931.
Ce mépris pour les Africains était d’usage à l’époque, comme en témoigne la figure du tirailleur sénégalais, qui fait son apparition dès 1915 dans les publicités Banania, et la fameuse expression "Y’a bon !".
- Les Congolais représentés comme naïfs et paresseux
Cette perception raciste des Congolais reflète le paternalisme colonial de l’époque. Les personnages noirs d’Hergé sont souvent oisifs, comme en témoignent les planches 33 et 34 de l’album. Alors que la voiture de Tintin est entrée en collision avec un train, le jeune reporter demande de l’aide à la population locale en ces termes :
*"Allons ! Au travail ! (…) Vous n’avez pas honte ? Laisser un chien faire tout le travail ? Allons tas de paresseux !" *Tintin à des Congolais, planches 33 et 34 de Tintin au Congo, 1931.
Ce à quoi, la population congolaise répond :
"Moi… Pas salir moi… Moi fatigué…" Tintin à des Congolais, planches 33 et 34 de Tintin au Congo, 1931.
Pour l’écrivain Pierre Assouline, auteur d’une biographie d’Hergé publiée en 1997, cette vision raciste de l’Afrique reflète bien les valeurs catholiques et colonialistes défendues par la revue du Petit Vingtième, dans laquelle a initialement été publié Tintin au Congo. Pierre Assouline était l’invité de l’émission Concordance des temps intitulée "Pérennité d'Hergé : Tintin immortel", le 31 janvier 2009 :
"Les personnages noirs, qu’il appelle des nègres, comme tout le monde à l’époque, son essentiellement paresseux, lourdauds, naïfs, et amateurs de siestes, écrasés par le soleil, et par la nature. Mais n’oubliez pas aussi que cela, c’est Tintin au Congo tel qu’on l’a découvert en son temps, en son jus, dans les colonnes du Petit Vingtième*. Si nos petits auditeurs courent acheter* Tintin au Congo aujourd’hui, il faut leur dire "attention, l’album ne correspond plus à ce qu’il était à l’époque"." Pierre Assouline
Pierre Assouline : "L’album Tintin au Congo ne correspond plus à ce qu’il était à l’époque."
58 min
Relecture et auto-censure
À la fin des années 1940, Hergé entreprend la refonte de ses albums pour les coloriser et harmoniser les formats et les cases des planches. Il en profite alors pour revoir quelques épisodes de son oeuvre, en accord avec les maisons d'éditions Moulinsart et Casterman. L'album Tintin au Congo est réédité en couleur en 1946, et l'un des passages clés de la version originale de 1931 est alors réécrit. Il s'agit de la fameuse leçon que Tintin donne à une classe d'enfants congolais, lorsqu'il se rend chez les missionnaires. L'Abbé Norbert Wallez avait bien demandé au jeune Hergé de rendre compte du travail des Bénédictins, Capucins et Dominicains sur place. Dans la version originale de 1930-1931, Tintin dispense à ses jeunes élèves un cours sur la Belgique pour vanter les mérites du pays colonisateur. Dans la réédition colorisée publiée en 1946, ce cours de géographie est remplacé par une leçon de calcul. A ce propos, l'écrivain Pierre Assouline expliquait :
"Le plus intéressant, c’est qu’à l’époque, cette refonte n’est pas la volonté d’Hergé. C’est imposé par Casterman, son éditeur. Si on regarde la correspondance d’Hergé, c’est Casterman qui exige cela d’Hergé. Et le dessinateur répond : "Tout ce que vous faites là, c’est pour complaire non pas aux noirs d’Afrique, qui ne demandent rien, mais pour complaire à la gauche occidentale bien pensante". Au départ, Hergé refuse. Mais Casterman insiste, et lui explique que ces changements sont aussi nécessaires pour des raisons commerciales. Evidemment, vendre des albums qualifiés de racistes, c’est très difficile !" Pierre Assouline
Après l’indépendance du Congo belge en 1960, Hergé va rencontrer quelques difficultés. Casterman a pris l’initiative de ne pas rééditer Tintin au Congo, devenu trop tabou. L'album n'est plus disponible dans les librairies, et le titre de l'ouvrage n'est plus mentionné dans la liste des aventures de Tintin. L'album sera finalement republié à la fin des années 1960, mais Hergé concède alors quelques changements aux maisons d'édition étrangères, en fonction des sensibilités de chaque pays, comme l'explique Philippe Goddin :
"Au moment où l’album Tintin au Congo paraît en Scandinavie, l'accueil est glacial. Les Scandinaves se plaignent notamment des nombreux massacres d’animaux. Hergé étudie alors la question, et liste le nombre d'animaux morts dans l'album. Hergé accepte de modifier une planche dans laquelle Tintin fait exploser un rhinocéros à la dynamite. Donc, dans la version scandinave, le rhinocéros ne meurt pas, et s’en va paisiblement. Ce changement a également été fait dans l'édition allemande. (...) Dans ces exemples, c’est évidemment l’aspect commercial qui était primordial, si Hergé n’avait pas accepté de reprendre certains passages, les maisons d’éditions n’auraient peut-être pas accepté de le publier." Philippe Goddin
Si certaines maisons d'éditions étrangères ont fait le choix d'écrire un avertissement de remise en contexte dans les premières pages de Tintin au Congo, certaines librairies ont fait le choix de déplacer l'album du rayon pour enfants à celui des adultes. C'est le cas en Angleterre, en Australie ou encore en Nouvelle-Zélande. Aux Etats-Unis, la bibliothèque de Brooklyn, à New York, l'a retiré de ses rayons, et Tintin au Congo n'est disponible que sur commande.