Présidentielle américaine : la légitimité de la Cour suprême en jeu
Par Éric Chaverou, Thomas Cluzel
Entretien. Sans avoir d'échéance très précise, les États-Unis attendent toujours de savoir qui sera élu de Donald Trump ou Joe Biden. Face à une telle situation, Anne Deysine, spécialiste des questions politiques et juridiques du pays, considère son système électoral daté et sa Cour suprême en question.
Joe Biden qui revendique une possible victoire et Donald Trump qui va jusqu'à l'annoncer et menace d'un recours judiciaire jusqu'à la Cour suprême. Les démocrates se disant prêts alors à "combattre" en justice. Cette situation était en réalité assez prévisible, même redoutée. Donald Trump avait fait le pari de cette crise. Certains avaient même déjà donné un nom à ce scénario : "le mirage rouge". L'idée étant au fond que si Trump crie victoire avant que tous les votes soient comptés, les chiffres définitifs tombés, peut-être plusieurs jours après, le véritable résultat de l'élection pourrait être englouti dans un maximum de désinformation.
Entretien, issu de notre journal de 12h30 de ce mercredi, avec
Anne Deysine. Juriste, américaniste et Professeure émérite à l’université Paris Ouest-Nanterre, elle est spécialiste des questions politiques et juridiques en France et aux États-Unis.
Qu'est-ce que cette situation nous dit aujourd'hui des déficiences ou même peut-être des lacunes de la démocratie américaine ?
C'est vrai que ces institutions datent de 1787 et qu'elles ne sont plus vraiment adaptées. Le collège électoral pose un problème puisque on se bat à quelques milliers de voix près, et que cela peut faire basculer une élection. La mauvaise nouvelle est que cette élection va justement se jouer sur trois États : le Wisconsin, la Pennsylvanie et le Michigan. Avec pour caractéristique d'être des États très serrés, mais surtout d'avoir accueilli beaucoup de bulletins de vote par correspondance. Et le droit de chacun de ces trois États prévoit qu'il est interdit de commencer à dépouiller et à traiter les bulletins de vote avant le jour de l'élection.
Il y a donc eu une accumulation de plusieurs millions de bulletins et les personnels des bureaux de vote sont en train de faire aussi vite que possible. Par exemple, en Pennsylvanie, ils sont partis se coucher avant de reprendre à 9 heures heure américaine, c'est-à-dire 15 heures pour nous. Et pendant ce temps-là, il ne se passe rien.
Deuxième caractéristique, dans le cas de la Pennsylvanie, les bulletins reçus jusqu'à vendredi, du moment qu'ils ont été postés le 3 ou avant le 3, pourront être comptabilisés. On sait donc que cette période d'incertitude va durer longtemps.
Je vois quand même deux bonnes nouvelles. La première est que, pour le moment, il n'y a pas eu de violences. J'étais personnellement très inquiète. La seconde est que les médias, y compris Fox News, font jusqu'à présent preuve de responsabilité. Sur Fox, ils ne se sont pas précipités pour annoncer des victoires. Ce qui peut expliquer que, certes le président a dit plusieurs choses et il a fini par dire "Nous avons gagné", mais c'était quand même un message extrêmement confus parce que ce signifiait nous allons gagner. Le même type de message que Biden : un message d'optimisme tourné vers l'avenir. Ensuite, Donald Trump a estimé qu'une défaite viendrait d'une élection volée. Ca, c'est le côté un peu dangereux. Mais c'est moins dangereux exprimé verbalement que s'il avait envoyé toute une batterie de tweets comme il le fait habituellement. Peut-être a-t-il craint que les réseaux sociaux, qui sont très, très conscients du risque, auraient soit barré, soit mis une mention en disant que ce n'était pas sûr, qu'il n'avait pas encore gagné, et qu'ils auraient interdit de retweeter comme cela avait été le cas pour cette sombre histoire d'ordinateurs avec les mails de Hunter Biden, que le New York Post avait sorti.
Aujourd'hui, Donald Trump menace d'avoir recours à la Cour suprême. Cette intervention vous semble-t-elle possible ? On se souvient qu'en 2000 George Bush avait réussi à remporter la Floride, sur intervention justement de la plus haute juridiction américaine, qui avait interrompu le décompte des voix. C'est-à-dire précisément ce que demande aujourd'hui Donald Trump.
Oui, c'est la raison pour laquelle tout le monde se dit "Cette affaire va-t-elle aller jusqu'à la Cour suprême ?" Les choses sont différentes. Tout d'abord, les litiges électoraux relèvent du droit de l'Etat. C'est-à-dire qu'a priori, si quelqu'un conteste la prise en compte de certains bulletins en Pennsylvanie, il devra aller devant la juridiction de première instance de Pennsylvanie, peut-être ensuite en appel, et la Cour suprême de Pennsylvanie. Idem dans le Michigan, etc. Et les recours peuvent être intentés à la fois par les républicains, s'ils veulent essayer de se débarrasser de certains bulletins à comptabiliser, ou par les démocrates dans la situation inverse.
Les juridictions fédérales sont parfois saisies et elles sont intervenues avant l'élection sur les modalités de vote à plusieurs reprises. Soit par des cours de première instance ou des cours d'appel, soit même la Cour suprême, à plusieurs reprises. Mais ce n'est pas automatique parce qu'il s'agit de droit étatique. Et théoriquement, les juridictions fédérales n'interviennent que si l'un des requérants invoque la Constitution des Etats-Unis ou une loi fédérale.
Et sur le plan de l'opportunité, je pense personnellement que le Chief Justice, donc le président de la Cour suprême, n'a pas très envie que l'affaire remonte jusqu'à lui parce qu'il y a une différence majeure entre 2000 et 2020. En 2000, la Cour suprême s'est saisie de l'affaire alors que ce n'était pas du tout obligatoire. La Cour suprême de Floride pouvait très bien régler le problème. Et c'était quelque part un empiètement sur le droit des Etats alors qu'elle prétendait être en faveur du droit des Etats. Mais cela a été accepté avec beaucoup d'élégance par Al Gore alors que ce n'était pas du tout évident, c'était un recompte. Et ce fut également accepté par l'opinion publique parce qu'en 2000, la Cour jouissait encore d'un fort prestige, d'une aura, d'une légitimité. Depuis vingt ans, beaucoup de décisions, dont celle de Bush versus Gore, une en matière de financement des élections et beaucoup d'autres, ont porté atteinte à la légitimité de la Cour. Et le Chief Justice a certainement la crainte d'une décision donnant la présidence à Trump à six voix : celle des six conservateurs, contre les trois voix des juges progressistes. Il y aurait alors sans doute beaucoup de violences dans le pays et là, la légitimité de la Cour n'existerait plus.
Vous évoquiez ce scrutin de l'an 2000 où le candidat démocrate Al Gore avait perdu l'élection bien qu'ayant gagné le suffrage populaire au niveau national, c'était encore le cas avec Hillary Clinton en 2016. Que faut-il en déduire sur ce système de vote, singulier, qui repose sur un collège électoral ? On rappelle que ses membres sont désignés État par État en fonction du poids démographique, raison pour laquelle, d'ailleurs, certains le jugent parfois plus démocratique.
C'est le produit de l'Histoire. Lorsque les pères fondateurs sont passés des articles de confédération à la Constitution actuelle, ils envisageaient que le Président soit élu par le Congrès. Ils ont décidé qu'il fallait un corps électoral plus large, mais les petits Etats ont refusé le suffrage universel direct, car ils ne voulaient pas être noyés, engloutis par les grands Etats. D'où ce système un peu bâtard qui fait la part belle aux petits Etats. Parce que si l'on considère les petits États qui ont par exemple quatre grands électeurs, deux sont dus au Sénat. Il existe donc une disproportion, alors que les deux sénateurs jouent pour très peu si l'on pense à la Floride, qui en a 29 au total. Il y a ce biais dans le système.
Cela fait plus de vingt ans que l'on parle de réformer le système. Mais comme c'est dans la Constitution des Etats-Unis, il faudrait un amendement à la Constitution qui nécessite des majorités qualifiées, à la première étape, l'adoption et ensuite la ratification. Et comme il faudrait que certains des petits États qui bénéficient du système ratifient l'amendement, il n'a aucune chance d'être adopté.