Prêt d’œuvres à l'international : une manière de "construire une histoire de l'art et faire avancer le savoir"

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Prêt d’œuvres à l'international : une manière de "construire une histoire de l'art et faire avancer le savoir"

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Lors du montage de l'exposition Morozov à la fondation Louis Vuitton, le 31 août 2021
Lors du montage de l'exposition Morozov à la fondation Louis Vuitton, le 31 août 2021
© Maxppp - Olivier Corsan

Trois semaines après la fin de l'exposition de la collection Morozov, trois toiles sont encore en France. La totalité des œuvres provenait de prêts, en grande majorité de musées russes. Une pratique très courante dans le milieu muséal, à l'initiative des institutions, qui permet de diffuser l'art.

L'exposition "La Collection Morozov. Icônes de l'art moderne" s'est achevée le 3 avril dernier à la fondation Louis Vuitton. Elle a rassemblé 1,25 millions de visiteurs, un chiffre jugé exceptionnel par son hôte, compte-tenu de l'absence importante de touristes, en particulier asiatiques. La collection Morozov n'avait jamais quitté la Russie dans cette mesure et regroupe notamment des tableaux de Van Gogh, Cézanne, Gauguin, Matisse, Monet ou encore Manet et Rodin. Des œuvres prêtées par la Russie pour l'exposition et qui, à sa fermeture, sont restées bloquées plusieurs jours en France, en raison de l'incertitude concernant leur retour dans leur pays d'origine. Les institutions s'inquiétaient qu'elles puissent être saisies en chemin vers la Russie (le voyage s'effectue par la route), suite aux sanctions adoptées contre le pays en raison de la guerre en Ukraine. Si la situation est exceptionnelle, le prêt d’œuvres entre musées à l'international est une pratique courante et permet la "diffusion de l'art auprès du public à travers le monde", comme l'explique Anne-Solène Rolland, la cheffe du service des musées de France au ministère de la Culture. En France, les institutions nationales prêtent chaque année plusieurs milliers d'oeuvres à l'étranger.

Quelle est désormais la situation de la collection Morozov ?

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L’exposition Morozov a fermé il y a quelques semaines et a connu un très beau succès. Le retour des œuvres vers les musées nationaux russes est en cours. Les seules œuvres qui restent en France sont, d’une part, pour des raisons évidentes, une œuvre prêtée par un musée ukrainien (photo ci-dessous) qui, en accord avec le gouvernement ukrainien, reste en France, tant que la situation ne permet pas de la rapatrier dans son lieu d’origine. Et d’autre part, deux œuvres sont maintenues sur le territoire français au titre du gel des biens d’oligarques russes sanctionnés.

Il y avait deux œuvres dans l’exposition Morozov qui appartiennent à deux oligarques sanctionnés. Ces œuvres sont gelées et ce, conformément aux sanctions prises par la France et l’ensemble des pays de l’Union européenne. Mais l’immense majorité des œuvres (la collection Morozov compte environ 200 œuvres, ndlr) est en train de rentrer vers les musées nationaux russes, qui en sont les propriétaires et qui les avaient prêtées à la France à titre exceptionnel.

Portrait de Margarita Kirillovna Morozova par V. Serov. Propriété du musée des Beaux-Arts de Dnipropetrovsk (Ukraine), il reste pour l'instant en France.
Portrait de Margarita Kirillovna Morozova par V. Serov. Propriété du musée des Beaux-Arts de Dnipropetrovsk (Ukraine), il reste pour l'instant en France.
© AFP - Sandrine Marty / Hans Lucas
Affaire en cours
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Au début de l'invasion de l'Ukraine, la France a demandé le retour d’œuvres qui avaient été prêtées en Russie. Dans quel cadre ces prêts avaient-il eu lieu ?

Il s’agissait d’ une exposition organisée par les musées du Kremlin, à Moscou. Une exposition dont la France était un des prêteurs parmi d’autres. D’autres pays européens étaient également prêteurs. C’était une exposition tout à fait classique, de collaboration entre plusieurs musées, avec les musées du Kremlin, qui sont, comme les autres musées en temps normaux, des partenaires avec lesquels les musées d’Europe occidentale travaillent. Cette exposition devait ouvrir au printemps. Les œuvres des prêteurs européens venaient d’arriver en Russie au moment où la guerre en Ukraine a été déclarée. Et l’ensemble des prêteurs européens, étant donné les sanctions et la situation géopolitique, a souhaité, en très bonne entente avec les collègues russes, retirer les prêts des œuvres européennes et donc de la France.

Ce n’était pas stricto sensu dans le cadre des sanctions adoptées contre la Russie mais plutôt dans l’idée que l’ensemble des pays de l’Union européenne cessait et gelait les collaborations culturelles. Une suspension de prêts entre musées et de collaboration entre musées de cette ampleur est très exceptionnelle. Il faut espérer que lorsque et si la situation revient à la normale, la collaboration entre musées pourra reprendre. C’est la raison pour laquelle tous les efforts ont été faits pour que les œuvres de la collection Morozov puissent rejoindre les musées qui en sont propriétaires.

D’une manière plus large, comment se déroulent ces prêts d’œuvres entre États, entre musées ?

Ils se déroulent souvent entre musées, précisément, plutôt qu’entre États. Le monde des musées est très international – et c’est heureux. Les expositions, les échanges d’œuvres sont le cœur de métier des musées. Et le plus souvent, ce sont des institutions de deux ou trois pays différents qui décident ensemble d’une exposition ou un musée qui présente une grande exposition internationale et sollicite de grands musées de manière à rassembler dans un même lieu des prêts importants. Cela repose donc essentiellement sur des relations entre scientifiques, conservateurs et directeurs des différents musées pour construire ensemble des projets et que les œuvres puissent voyager et être montrées ensemble au public dans l’une des villes organisatrices.

Qui donne le feu vert pour le prêt d’œuvres ? Est-ce uniquement le musée ?

Cela dépend des situations administratives. En l’occurrence, pour les musées nationaux qui dépendent du ministère de la Culture, donc la plupart des grands musées parisiens – étant donné que l’État est propriétaire des collections, si une pièce doit être prêtée à l’étranger, cela nécessite une validation par une commission où l’État est représenté. Mais la décision de prêter est laissée aux directeurs des musées nationaux qui sont les plus compétents, les plus experts pour construire les projets.

Quel est l’intérêt pour un État de voir ses œuvres voyager dans différents pays ?

Encore une fois, on ne raisonne pas toujours en termes d’État mais plutôt d’institution. Mais surtout, les musées et professionnels des musées raisonnent en termes de diffusion au public, de construction de propos scientifiques et donc l’intérêt du voyage d’œuvres, qu’elles puissent être prêtées à l’étranger, rejoindre parfois des œuvres sœurs dans d’autres musées, est surtout de les montrer, de permettre au public d’en profiter et de construire une histoire de l’art, une nouvelle archéologie et de faire avancer le savoir. C’est également de montrer un patrimoine universel, hors de son pays de conservation. Car nous avons tous des œuvres de civilisations et d’artistes d’autres pays que celui où nous vivons et pouvoir les montrer ailleurs, parfois dans leur pays de production, est aussi l’un des intérêts que les institutions ont à prêter leur propre collection.

Les prêts sont-ils plus nombreux qu’auparavant ?

C’est difficile à dire. Depuis quelques décennies, la construction en commun d’expositions internationales fait vraiment partie du cœur des métiers des institutions. Donc je ne pense pas qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de prêts qu’il y en avait avant. Il y a certainement des phases. Parfois, ce sont de grandes expositions qui voyagent, parfois des expositions regroupant des prêts de multiples petites institutions. C’est assez variable. Ce qui est certain, c’est que le cœur de l’activité des musées est de construire ensemble et de montrer ensemble leurs collections.

N’existe-t-il pas le risque qu’une œuvre voyage trop et ne soit plus assez présente dans son musée d’origine ?

Cela peut éventuellement concerner certains chefs d’œuvres mais pour qu’une œuvre ne soit plus du tout présente dans sa région d’origine, il faudra qu’elle voyage tout le temps ! C’est rarement le cas. Heureusement, les œuvres ne sont pas toujours les mêmes demandées ! Chacune des institutions est aussi vigilante à pouvoir montrer chez elle de temps en temps ses propres chefs d’œuvre. Il y a aussi des œuvres, en particulier dans les grandes institutions, qui voyagent très peu car elles sont extrêmement fragiles.

Est-ce qu’il y a des pays à qui l’on prête plus ou moins ?

Je ne dirais pas qu’il y a des pays à qui l’on prête plus que d’autres. Les pays se prêtent les uns les autres en fonction de leurs musées. La nature et la quantité d’institutions dans un pays vont faire qu’il va recevoir plus ou moins de prêts. C’est donc plutôt en rapport au paysage muséal international qu’un pays où il y a plus de musées reçoit plus de prêts.

Il n’y a pas de pays à qui l’on ne prête pas par principe. Ensuite, les décisions de prêter, d’envoyer des œuvres, se font aussi en dialogue avec les institutions qui vont les recevoir et en fonction, bien évidemment, des conditions dans lesquelles elles vont être reçues. Il y a des échanges au préalable pour vérifier que l’institution ou le musée a toutes les conditions nécessaires à l’accueil des œuvres prêtées. Cela fait partie des pratiques professionnelles du monde des musées.

Diriez-vous que le prêt d’œuvres est une part importante de la diplomatie aujourd’hui ? Du fait notamment que la France a demandé le rapatriement d’œuvres prêtées en Russie…

La situation russe est vraiment très particulière. Il peut arriver qu’effectivement les prêts de certaines œuvres très emblématiques de certains pays puissent être un signal diplomatique fort, un signe d’amitié entre deux musées, en particulier entre deux institutions qui peuvent être très anciennes. Mais la part d’expositions ou de prêts qui seraient des signaux diplomatiques est très faible par rapport à la quantité de prêts et d’échanges que se font tout au long de leur vie les institutions muséales. Cela peut donc être un outil de diplomatie mais c’est essentiellement un outil de partage culturel et de construction d’une communauté muséale internationale. La circulation des œuvres entre les pays est vraiment la raison d’être historique des musées. S’il y a des prêts entre musées à l’international, c’est une manière de diffuser le plus possible l’art et l’archéologie, une mission à laquelle nous sommes tous attachés et vigilants.

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