Privés de danse comme "espace de libération"

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Privés de danse comme "espace de libération"

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La boîte de nuit "Le Petit Palace", à Paris, est fermée depuis la mi-mars et le début du premier confinement.
La boîte de nuit "Le Petit Palace", à Paris, est fermée depuis la mi-mars et le début du premier confinement.
© Maxppp - Adrien Vautier / Le Pictorium

Entretiens croisés. Depuis bientôt un an, il n'est plus possible de danser en boîte de nuit ou en soirées. Les cours de danse, eux aussi, ont pris fin avec les confinements successifs. Trois spécialistes, dont Marie-Claude Pietragalla, analysent ce qu'une telle privation entraîne sur nos corps et nos esprits.

Chacun a un rapport différent avec la danse : il y a bien sûr les professionnels, les amateurs qui en ont fait un loisir, ceux qui se déhanchent de façon irrégulière en fonction du contexte, en discothèque ou à un anniversaire par exemple, et ceux que la danse indiffère. La pandémie de Covid-19 et les confinements successifs vont avoir des conséquences pour tous ceux qui ont un lien, aussi minime soit-il, avec la danse, puisque nos corps ont été privés de mouvements rythmés pendant longtemps. Ces répercussions peuvent être physiques mais également psychiques et sociales, car danser est un mouvement pour soi mais aussi pour et avec les autres. 

Entretiens croisés avec France Schott-Billmann, psychanalyste, qui enseigne la danse thérapie à l’Université Paris-Descartes, Pierre-Emmanuel Sorignet, sociologue qui a fait une thèse sur le métier de danseur et Marie-Claude Pietragalla, ancienne danseuse étoile à l'Opéra de Paris, chorégraphe et fondatrice d'une école de danse.

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Le Reportage de la rédaction
4 min

Quels bénéfices les corps peuvent-ils tirer de la danse ?

France Schott-Billmann : La danse est une activité du corps qui est très bien faite pour harmoniser toutes ses parties justement par le rythme. Il est très important de synchroniser toutes les parties du corps pour garder un sentiment d'unité, donc garder un sentiment d'être soi. On est donc beaucoup plus morcelé quand on ne bouge pas en rythme. Il existe des séances de gymnastique rythmique qui sont un espèce de succédané, qui permet quand même de se maintenir en forme. Mais on perd l'unité d'un groupe : être tous ensemble au même rythme, se sentir faire partie d'un même corps social est absolument fondamental dans les bénéfices que la danse peut donner, et cela évidemment, on le perd. La danse n'est pas juste un divertissement, c'est une activité sociale fondamentale.

La danse, c'est tellement important dans le lien social, dans le regroupement des gens, cela permet de lutter contre l'isolement.                                                      
France Schott-Billmann, psychanalyste qui a publié La thérapie par la danse rythmée

Pierre-Emmanuel Sorignet : La danse est un rapport à une forme de liberté, d'expérimentation du corps, de jeu avec soi-même, avec le rythme, avec les autres. Soit dans une proximité des corps où on ne se touche pas, mais on est sur le même rythme donc il y a une forme de sociabilité par corps. Soit on se touche et on est dans des espaces de rencontre par corps avec l'autre. Et finalement, il n'y a pas tant de lieux que ça, où l'on touche l'autre, où on est en connivence, où on est dans un jeu corporel avec l'autre. Il y a la sexualité mais sinon, dans nos sociétés, ce n'est pas courant de se toucher ou en tout cas d'avoir des espaces spécifiques dédiés au jeu corporel avec l’autre. On pourrait donc dire que l'absence de ces moments-là, qui sont souvent des moments festifs et des moments avec soi et avec les autres, a des effets sur le sentiment de liberté et sur la capacité à expérimenter son corps dans des espaces qui ne sont pas ceux du travail ou des routines habituelles domestiques. L'absence de danse est une des traductions du rétrécissement des libertés qui se vivent aussi par nos corps. 

Marie-Claude Pietragalla : La danse est un besoin vital. C’est un rapport à soi-même, à son intimité. C'est un rapport à sa créativité, à son imaginaire. C'est le rapport à l'autre, à l'espace. C'est le fait de pouvoir transcrire des émotions, des états d'âme, des états d'être à travers le corps, à travers le mouvement. Cela concerne plutôt le danseur professionnel. Mais pour les amateurs, je pense que c'est aussi vital parce que plein de personnes m'ont écrite en me disant (pendant le confinement) : "Qu'est-ce que je peux faire chez moi ? J'ai besoin de bouger !". Les gens avaient l'impression de tourner en rond dans leur tête, dans leur corps parce que le corps n'était pas en mouvement, le corps était contraint à être enfermé. Et c'est terrible, parce que lorsque vous êtes enfermé physiquement, on le voit pour les gens qui sont soit enfermés en prison, soit dans des hôpitaux psychiatriques qui n'ont pas la possibilité d'aller dehors : tout d'un coup, le corps s'affaiblit musculairement, évidemment, mais l'esprit s'affaiblit aussi. Danser est donc un besoin de se sentir vivant. C'est pour cela que je dis souvent que la danse est ouverte à tout le monde. On n'est pas obligé d'être un professionnel pour aimer danser. 

Portrait de la danseuse et chorégraphe, Marie-Claude Pietragalla, extrait de son spectacle "La femme qui danse", reporté à 2021.
Portrait de la danseuse et chorégraphe, Marie-Claude Pietragalla, extrait de son spectacle "La femme qui danse", reporté à 2021.
- Pascal Elliott

Le manque de danser rétrécit l'esprit : le fait de se sentir libre à travers le geste, libre dans son corps, c'est aussi se sentir libre dans sa tête.                                          
Marie-Claude Pietragalla, danseuse et chorégraphe

Comment les corps réagissent, privés des bénéfices que procure la danse ?

France Schott-Billmann : Le rythme cadencé rend la danse particulièrement efficace sur le plan physique, sur le plan social et sur le plan psychique. Quand on se prive de cela, c'est embêtant. On peut maintenir son niveau physique en regardant à la télévision et en imitant soi-même des séances de gym rythmées, mais les bénéfices sociaux et psychiques, c'est plus difficile. Le corps est actuellement beaucoup affaissé, mais à mon avis, c’est réversible. Dès qu'on aura de nouveau l'occasion de se mettre ensemble et de rythmer ensemble, ça va aller mieux. Ce qu'on voit dans les séances avec Zoom, c'est que les gens peuvent le faire en même temps, chacun dans son coin. Mais il n'y a pas cet effet de groupe parce que chacun est quand même seul dans son coin et donc, au niveau dépressif, cela ne soigne pas complètement.  

Pierre-Emmanuel Sorignet : La danse est un espace d'exercice du corps, donc cela dépend comment on danse : si on danse de manière semi-professionnelle, en amateur ou dans les soirées. Il existe plein de dimensions différenciées. Si on travaille une technique du corps en tant que telle, là on rentre dans le domaine sportif. Évidemment que si on a l'habitude de s'exercer, ne plus le faire a des conséquences physiologiques. La danse comme une autre activité sportive : si on fait du judo ou du fitness et qu'on n'en fait plus, cela a clairement un effet.

La danse est aussi, pour ceux qui adhèrent, un moment de jubilation et de liberté, en tout cas d'expérimentation avec son propre corps.                                              
Pierre-Emmanuel Sorignet, sociologue du travail artistique

Marie-Claude Pietragalla : On vous prend une part de liberté puisque c'est une façon de s'exprimer, que ce soit professionnellement d'un côté, ou de façon beaucoup plus ludique, comme ce que font les amateurs : s'ils ont décidé depuis des années de danser, c'est qu'ils en éprouvent le besoin, donc on vous ampute de quelque chose. On sent très bien que quand le corps ne décharge pas l'énergie qu'il a l'habitude de décharger, on garde tout cela à l'intérieur de soi et tout d'un coup, cela peut faire des ravages physiquement et psychologiquement. On a toujours la sensation qu'un danseur danse et qu'il peut s'arrêter. Mais après le premier confinement, quand il a fallu recommencer à danser, soit en remontant sur scène ou soit en prenant un cours en tant qu'amateur, on pense que le danseur va tout de suite redanser. Pas du tout. Le corps s'est rouillé, il s'est ratatiné sur lui-même et tout d'un coup, il faut réapprivoiser le mouvement. C'est tout un travail qu'il faut tout d'un coup remettre en route.

Comme personne
4 min

La danse a-t-elle le pouvoir de guérir certains maux ?

France Schott-Billmann : La danse guérit tout. Il peut y avoir des contre-indications physiques, si on a vraiment le cœur affaibli, mais il n'y a aucune contre-indication psychique. La danse thérapie peut s'adresser par exemple aux enfants autistes parce que ce sont des enfants qui sont dans leur bulle. C'est par le rythme partagé que l'on arrive à entrer en relation avec eux. En même temps, le rythme est un cadre. Quand on danse en rythme, même si on danse librement, on suit le rythme, donc il y a une règle et cela cadre vraiment les enfants hyperactifs ou les enfants violents : le rythme a cet effet régulateur. Mais c'est aussi stimulant. On peut travailler avec des patients qui sont allongés ou en fauteuil roulant ou quasiment grabataires. Dès qu'on leur chante une chanson rythmée, dès qu'on leur met une musique rythmée, on voit tout de suite quelque chose qui se réveille dans le corps. Cela peut être un petit tapotement de la main sur un support. Cela réveille les énergies, cela fait circuler quelque chose dans le corps et à partir de cela, on peut bien sûr faire tout un travail qui tient plus d'un simple mouvement spontané en réponse à la musique mais qui peut aller jusqu'à l'expression. 

Pierre-Emmanuel Sorignet : Pour ceux pour qui c'est important, pour qui cela a une valeur, la danse est en effet un espace de libération, de jubilation et donc aussi un espace temps où l'on se sent bien, où on peut évacuer des pulsions négatives. Cela peut être un moment de partage, y compris familial. Bref, évidemment, ce sont des moments où on se fait du bien. On pourrait dire que rien n'interdit de danser dans son salon confiné, certains le font. Mais l'intérêt de la danse est que c'est à la fois un jeu avec soi-même et avec les autres, et ce sont des moments privilégiés, de dimension festive. Et on peut donc imaginer que de ne plus avoir ces moments-là pèse sur une des voies pour pouvoir évacuer des tensions, des moments de déprime, etc. 

Marie-Claude Pietragalla : Je pense que la danse a beaucoup de pouvoir. Je l'ai vu en ayant travaillé avec des enfants qui étaient dans des classes particulières ou qui avaient des problèmes pour les études. J'ai eu des témoignages de professeurs qui m'ont dit qu’après avoir pris des cours de danse, les enfants avaient quelque part la tête et l'esprit beaucoup plus ouverts pour apprendre, que ce soit les maths, le français ou les langues. Ils développaient une concentration bien plus importante. J'ai également vu des gens, qui avaient eu des accidents de vie psychologiques ou physiques, qui réapprenaient par la danse à s'aimer, à aimer son corps et à s'aimer soi-même. Danser vous permet de vous évader, de créer, de faire quelque chose de poétique. Le fait d'être dans l'action de la création, de créer un mouvement même s'il est simple, ou une petite chorégraphie ou quelque chose à deux, permet de supporter des choses parfois insupportables. 

Affaire en cours
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