"Privilège blanc" : origines et controverses d'un concept brûlant

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"Privilège blanc" : origines et controverses d'un concept brûlant

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"Tous les hommes (blancs) naissent libres et égaux en droits". Manifestation contre le racisme à Paris le 09/06/20
"Tous les hommes (blancs) naissent libres et égaux en droits". Manifestation contre le racisme à Paris le 09/06/20
© AFP - THOMAS COEX

L'expression resurgit dans le débat public à la faveur des manifestations contre le racisme. Issu des sciences sociales américaines, ce concept a ses détracteurs. Selon le sociologue Eric Fassin, il constitue pourtant un enjeu majeur pour penser politiquement les discriminations raciales en France.

Le privilège, c’est avoir le choix d’y penser, ou pas. (…) Je peux oublier que je suis blanche. Ça, c’est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l’humeur” décrit Virginie Despentes dans une lettre lue sur France Inter le 4 juin dernier. "Utiliser ce terme au nom de l’antiracisme, c’est faire un énorme cadeau à l’extrême droite", répond Corinne Narassiguin dans Le Monde le 9 juin. Pire, il encourage “la concurrence victimaire”, estime Eugénie Bastié dans FigaroVox le 5 juin. Au cœur de ces tribunes, un concept agit implicitement : "le privilège blanc". De part et d'autre de l'Atlantique, la notion met à jour un clivage dans le débat public sur les problématiques raciales. Pour certains, elle est un outil de prise de conscience du racisme systémique, essentielle à la lutte contre les discriminations racistes. Pour d'autres, une théorie anglo-saxonne indûment importée en France, voire un terme de la "vulgate militante" qui entretiendrait une division raciale de la société. D'où vient cette expression et comment a-t-elle été élaborée ? Comment s'applique-t-elle au contexte français, empreint d'un universalisme républicain ? Eclairage avec le sociologue Éric Fassin.

A l'origine de l'expression "privilège blanc" : lutte des classes et des races

L'expression "privilège blanc" émerge dans un contexte bien précis, celui des Etats-Unis à l'époque ségrégationniste (1876-1965). Au sud du pays, les lois dites "Jim Crow" instaurent une séparation entre personnes blanches et noires dans les lieux publics : les transports, les écoles, mais aussi à l'entrée des hôpitaux (Mississippi), au cirque (Louisiane) ou encore chez le barbier (Géorgie). L'usage de certains droits civiques, comme l'accès au vote, par les Afro-Américains est également rendu plus difficile. A la différence de couleur de peau s'était ajoutée une différence de condition sociale.

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En 1975, un homme s'intéresse à ce qu'il nomme "le privilège de la peau blanche". Il s'appelle Theodore W. Allen et il est lui-même blanc. Dans Class Struggle and the Origin of Racial Slavery : The Invention of the White Race ("Lutte de classe et origine de l'esclavage racial : l'invention de la race blanche"), Theodore W. Allen décrit comment la catégorie de la "race blanche" a pu être utilisée par les classes dirigeantes pour exercer un contrôle social. Sa vision de la race, souligne l'autrice britannique Reni Eddo-Lodge dans son essai Le Racisme est un problème de Blancs (Autrement, 2018), s'inscrit dans "la perspective anticapitaliste du mouvement ouvrier" :

En 1967, en détournant le slogan de la lutte pour les droits civiques, "une attaque contre un est une attaque contre tous", [Theodore W. Allen] écrivit : "l'attaque que subit l'ouvrier noir est l'autre face du privilège de l'ouvrier blanc. Attendre de l'ouvrier blanc qu'il s'oppose à l'attaque contre le Nègre, c'est lui demander d'agir à l'encontre de ses intérêts. Reni Eddo-Lodge

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Les travaux de Theodore W. Allen sur le "privilège blanc" trouvent leur inspiration dans ceux du sociologue et cofondateur de l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur (NAACP) W.E.B Du Bois. En 1935, le sociologue afro-américain décrit l'existence d'une forme de "salaire psychologique" qui permet aux ouvriers blancs de se sentir supérieurs à leurs collègues noirs :

Si les travailleurs blancs en tant que groupe perçoivent un faible salaire, ils obtiennent en partie compensation par une sorte de salaire public et psychologique. (...) La police est issue de leurs rangs et les tribunaux, qui dépendent de leurs votes, les traitent avec une telle clémence qu'ils encouragent l'illégalité. (...) Les travailleurs blancs voient dans chaque progrès des Nègres une menace à leurs prérogatives raciales. **W.E.B Du Bois "**Black Reconstruction in America"

Aussi la "whiteness" - concept parfois traduit par "blanchéité" ou "blanchité" pour le distinguer de la simple "blancheur" de la couleur de la peau -, désigne-t-elle une condition sociale historiquement construite. La blanchité ne se définit donc pas de façon essentialiste par un type corporel ou une origine définie, mais renvoie plus précisément à "l’hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales, aussi bien qu’un mode de problématisation des rapports sociaux de race", explique Maxime Cervulle dans l'article " La Conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation". A cet égard, comme l'a montré l'historien Noel Ignatiev, des personnes aujourd'hui perçues comme "blanches" ne l'ont pas forcément toujours été : c'est le cas des Irlandais-Américains qui ont progressivement été "blanchisés" (How the Irish Became White, 1995).

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Un outil militant d'éveil des consciences

Si le concept de "privilège blanc" renvoie à une certaine position occupée dans la société et au racisme systémique qu’elle favorise involontairement, il désigne d'autre part une technique de changement de focalisation : "Décalqué de l’américain white privilege, il entend importer en France une technique de conscientisation mise au point, aux États-Unis, par la spécialiste en « méthodes d’éducation radicales » Peggy McIntosh. L’objectif de cette technique, selon MacIntosh, est d’amener les « Blancs » à « sortir du déni », pour accepter de se penser eux-mêmes « en termes raciaux », et comprendre que la société est organisée autour d’une « norme blanche »", explique Gwénaële Calvès, professeure de droit public, dans l'article "Racisme structurel et privilège blanc" publié sur La Vie des idées.

C'est la démarche qu'a adoptée la chercheuse Peggy McIntosh en 1988 avec son article White Privilege : Unpacking the Invisible Knapsack ("Privilège blanc : vider le sac à dos invisible") - une publication qui a grandement contribué à la popularisation de l'expression "privilège blanc" dans le milieu académique. Elle y définit le privilège blanc comme l’ensemble des situations de la vie sociale qui favorisent les Blancs, à l'aide de 46 exemples personnellement observés dans sa vie quotidienne : "Je peux allumer la télé (…) et voir des gens de ma race largement représentée" (exemple 5) ; "on ne m'a jamais demandé de parler au nom de toutes les personnes de sa communauté raciale" (exemple 21) ; ou encore "Je peux être sûre qu'en cas de besoin d'assistance médicale ou juridique, ma race ne jouera pas en ma défaveur" (exemple 24)...

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Avec cette liste, Peggy McIntosh entend montrer que le racisme n'était pas, comme on lui avait appris, "uniquement [lié] à des actes individuels de méchanceté", mais à des "structures invisibles conférant un pouvoir de domination au groupe auquel [elle] appartient". De ce système découlent certaines discriminations régulièrement dénoncées concernant par exemple l'accès à l'embauche ou au logement. Dans la même perspective, Reni Eddo-Lodge définit le "privilège blanc", non pas comme un avantage ou un "pouvoir" que les personnes blanches exerceraient contre les personnes noires, mais comme l'absence "des conséquences négatives du racisme" que sont "la discrimination structurelle" ou "la mémoire de la violence subie par vos ancêtres en raison de leur couleur de peau".

Pour certains, le mot "privilège" - appliqué à la blanchité - évoque une vie de nanti, vécu dans l'opulence. Mais quand je parle de privilège blanc, je ne veux pas dire que tout est facile pour les Blancs, qu'ils n'ont jamais eu à se battre ou qu'ils n'ont jamais connu la pauvreté. Le privilège blanc signifie plutôt que, si vous êtes blanc, votre race aura très certainement (...) une influence positive sur votre parcours de vie. Reni Eddo-Lodge

Dans les cercles militants antiracistes qui emploient le concept de "privilège blanc", il permet aussi de faire bousculer les cadres de ce que l'on entend communément par "racisme". La discrimination raciale ne résulterait pas seulement de la haine de l'autre, mais d'un attachement de la "race dominante" à ses privilèges. C'est l'idée que défend notamment l'essayiste Ta-Nehisi Coates dans son livre Une colère noire (lauréat du National Book Award 2015). Parler de "privilège blanc" permet alors d'éveiller les consciences et même, de "réveiller les rêveurs", ceux qui estiment que ces privilèges sont dûment acquis.

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Le "privilège blanc" à la barre

Dans sa lettre ouverte, lue par Augustin Trapenard au micro de France Inter, l’autrice Virginie Despentes reconnaît son propre privilège. A l'inverse, la journaliste Eugénie Bastié déplore dans une tribune de FigaroVox : "Sur les réseaux sociaux, de jeunes progressistes affichent des manuels de prise de conscience de leur privilège blanc, dans l’espérance que cette flagellation publique fasse diminuer la violence collective". Dans une autre tribune, cette fois-ci publiée dans Le Monde, Corinne Narassiguin, secrétaire nationale à la coordination du Parti socialiste, estime elle aussi qu’“appréhender le racisme par le biais d’un prétendu privilège blanc” reviendrait à “culpabiliser individuellement et collectivement les Blancs”. “Il faut faire accoucher au forceps la honte d’être Blancs, ironise encore Eugénie Bastié. “Je n’ai pas à m’excuser en tant que blanche et en tant que Française”, rétorque l’ex-députée du Rassemblement National Marion Maréchal le 10 juin sur ses réseaux sociaux. “Mais qui lui a demandé de s'excuser ?”, s’interroge le sociologue Eric Fassin, professeur à l’Université Paris 8.

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Pour Eric Fassin, spécialiste des études de genre et de la question raciale, ces tribunes interposées révèlent une confusion autour de l'idée du privilège blanc : “Tout cela demande, à mon sens, d'être posé non pas en termes de culpabilité, mais en termes de responsabilité. Vous ne m'avez pas entendu, je crois, m'excuser d'être blanc. C'est un fait. Que j'en aie des bénéfices, c'est un fait aussi. Ma responsabilité, c'est d'essayer d'en faire bon usage. C'est-à-dire d'utiliser ce privilège pour faire entendre les choses.

Bataille de mots versus bataille contre le racisme

L'ampleur du débat sémantique surprend Eric Fassin : “Je suis très frappé par le fait qu'au moment où, dans le monde entier, des gens se mobilisent contre le racisme, il y ait une telle inquiétude sur les mots, les outils utilisés par les militants antiracistes. Il y a une sorte de renversement très surprenant, alors que la bataille principale aujourd’hui, c’est quand même face au racisme”. Pour le sociologue, l'expression permet un changement de point de vue pour les personnes qui ne subissent pas le racisme : “L’intérêt de cela, c’est de rappeler que s’il y a des coûts encourus par les personnes racisées, par comparaison, ceux qui n’ont pas ces coûts ont un avantage, un bénéfice, au moins relatifs”. Le concept de privilège blanc ne désigne pas un privilège en soi, mais par rapport aux autres, note le sociologue. Le terme “privilège” est alors utilisé de manière métaphorique, “il ne s’agit pas de loi, ce n’est pas comme les privilèges de l’Ancien Régime, mais c’est comme lorsqu’on parle des privilégiés en termes économiques, par exemple. Et les privilégiés, ce sont ceux qui ont des avantages”, des bénéfices.

A cet égard, l’écrivaine Tania de Montaigne opposait dans l'émission C Politique que ces bénéfices - le fait de ne pas être discriminé à l’embauche, lors d’une recherche d’appartement ou encore lors de contrôles policiers - ne sont pas des privilèges mais “des droits humains”. Parler de privilèges blancs serait donc, selon elle, une “reproduction à l’identique du principe de hiérarchisation des races”. A l’inverse, pour Eric Fassin, prendre conscience de ses privilèges pousse à se penser comme Blanc, à se considérer comme particulier et non plus universel :

Il me paraît important de ne pas simplement voir ce que ça coûte aux personnes qui sont du mauvais côté de la domination mais de voir aussi qu'une des conditions de la perpétuation de la domination, c'est qu'un certain nombre de gens, tout compte fait, y trouvent un peu leur intérêt. Eric Fassin

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"Le simple fait de nommer les choses, c'est déjà un acte politique"

Eric Fassin rappelle également que l’usage du concept de race est ici utilisé non pas en termes biologiques mais bien en termes sociologiques, pour dénoncer la racialisation, autrement dit le phénomène d’assignation de certaines personnes dans des catégories, à travers des discriminations et des violences. Dans ce contexte, la race ne renvoie pas simplement à une couleur de peau, mais plus largement à la manière dont les individus sont traités inégalement, en raison de leur couleur mais aussi de leur patronyme, de leur origine ou encore de leur religion supposée. “Bien évidemment, les gens qui parlent de race sociologique ne sont pas des gens qui se réjouissent qu'on vive dans une société racialisée. Pour combattre la racialisation, il est nécessaire de nommer les choses. Le simple fait de les énoncer, c’est déjà un acte politique”. Et l’indignation autour du vocabulaire et des concepts employés - qui cherchent pourtant à décrire une réalité - constitue pour le professeur “un écran de fumée qui empêche de penser politiquement l’importance des discriminations raciales dans notre société”.

L’indignation est en partie due à l’origine américaine des idées de "blanchité", de "privilège blanc," ou encore d’"intersectionnalité". Parce que les contextes sont différents, l’importation de ces concepts relèverait d'un non-sens historique : “Depuis 1989 - année de la première affaire autour du voile en France - et à propos de ce qu'on peut appeler les questions minoritaires, on nous explique que les Etats-Unis sont un contre-modèle, qu'il faut absolument éviter l'américanisation de la société. Le fait que prendre en compte ces questions-là serait une rupture avec le pacte républicain", observe Eric Fassin. Dans leur tribunes, Eugénie Bastié et Corinne Narassiguin soutiennent un antiracisme républicain et universaliste. Pour Eric Fassin, cette position “ne tient plus” au regard des similitudes qui peuvent être observées entre l’affaire George Floyd et l’affaire Adama Traoré.

Le problème, ça n'est pas que des militants antiracistes empruntent un vocabulaire ici ou là. Le problème, c'est que les traitements policiers discriminatoires, on les retrouve en France comme aux Etats-Unis. Pourquoi s’inquiéterait-on de l'influence des mots et non pas de la similarité des choses ? Je crois que la question n'est pas : ‘Est-ce qu'il est dangereux d'importer, de s'approprier des termes venus des Etats-Unis ?’ mais plutôt ‘Est-ce qu'il est dangereux de laisser faire, de fermer les yeux, voire d'encourager des traitements discriminatoires ?’ Eric Fassin

Néanmoins, l’embarras qui s'exprime dans le débat public autour de ces sujets persiste, et ce, sans distinction de bord politique, créant une forme de contre-feu voire une diversion. Dans une tribune publiée dans Libération le 10 juin, Eric Fassin avance que les questions raciales ne peuvent désormais plus être ignorées dans le débat public. “La fin de l'exception raciale, considère le sociologue, c'est qu'on comprend enfin que c'est une question politique, un enjeu démocratique, et donc, que ce n'est pas juste le problème des autres, mais le problème de tout le monde”.

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