Protection des cathédrales : "On a le même rapport au patrimoine qu’avec le buffet de la grand-mère !"
Par Fiona Moghaddam
Entretien. La cathédrale de Nantes samedi dernier, Notre-Dame de Paris en avril 2019, les incendies continuent de faire partie de l'histoire de ces lieux. Pour la ministre de la Culture, la sécurité des cathédrales est la responsabilité de tous. Mais notre rapport au patrimoine a évolué explique Mathieu Lours.
L’an dernier, Notre-Dame de Paris était ravagée par les flammes. Disparue notamment, l’immense charpente en bois datant du XIIIe siècle. Il y a quelques jours, la cathédrale de Nantes a pris feu. L’orgue, vieux de 400 ans, a été détruit, tout comme des vitraux centenaires et des œuvres d’art. "À l'heure qu'il est, rien n'indique qu'il s'agit d'un acte criminel. Il y a une enquête qui est ouverte, il se pourrait que cet acte soit accidentel" a déclaré mardi le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin. La cathédrale avait déjà été victime d’un incendie en 1972. Le sinistre avait été causé lors de travaux sur la toiture. La cathédrale n’avait pu rouvrir qu’en 1985, après la reconstruction de la charpente. Pour Roselyne Bachelot, interrogée mardi à l'Assemblée, la sécurité des lieux n'est pas qu'"une question d'argent". La ministre de la Culture la juge "complexe" à assurer en raison de leurs dimensions et de leur accès et il relève de "la responsabilité de toutes et de tous de garder la sécurité de nos cathédrales".
Après l'incendie de Notre-Dame l'an dernier, le ministère de la Culture avait décidé de lancer un plan "sécurité cathédrales" afin de réaliser un état des lieux en matière de sécurité pour chacun de ces édifices en France. Lorsque des feux s’y déclenchent, ils sont, dans 30% des cas, causés par des installations défectueuses ou inadaptées, peut-on lire dans le rapport de ce plan sécurité. Des travaux, un stockage inadapté des cierges, le non-respect de consignes de sécurité sont également évoqués. Les cathédrales ont toujours connu des incendies au cours de leur histoire et des mesures de protection ont toujours existé mais notre rapport au patrimoine a évolué au fil des siècles, comme l’explique l’historien de l’architecture Mathieu Lours, auteur de "Églises en ruine - Des invasions barbares à l'incendie de Notre-Dame".
Comment s’articule la protection en matière d’incendie pour les cathédrales aujourd’hui ?
Les normes en vigueur qui s’appliquent sont celles pour les monuments historiques et pour les lieux accueillant du public. C’est un peu la double, voire la triple nature d'une cathédrale : c’est un édifice particulier dans lequel la notion de présentation esthétique et de sécurité pose des questions particulières. Il n’est pas possible, par exemple, d’installer des buses anti-incendie dans une nef du XIIIe siècle. Mais il faut pourtant qu’il y ait une protection anti-incendie.
C’est aussi un édifice qui accueille du public pour des manifestations cultuelles ou culturelles, ainsi que du public touristique. Il y a donc à la fois un public statique et un public dynamique, donc des manifestations de plusieurs ordres. Cela impose, en termes d’éclairage, de protection anti-incendie, de chauffage, des normes particulières.
Il faut prendre en compte l’édifice de son aspect à la fois esthétique, stylistique et archéologique. D’autant plus que chaque cathédrale est spécifique donc on ne peut pas appliquer les mêmes normes partout. Un édifice qui a déjà une charpente en béton ou en ciment armé comme à Reims ou à Nantes, n’a pas la même problématique que celui qui a une charpente ancienne comme à Bourges. C’est pareil pour celui qui a des cloisons coupe-feu comme à Strasbourg, par rapport à la cathédrale qui a une grande charpente médiévale d’un seul tenant comme Auxerre. Il faut donc à la fois des normes strictes pour garantir un maximum de sécurité et s’adapter à la réalité du monument.
Comment cette protection a-t-elle évolué au fil des ans, voire des siècles ?
Dans un premier temps, chaque collège de chanoines qui gère la cathédrale sous l’autorité de l’évêque du diocèse est absolument souverain des mesures de sécurité. Il y a par exemple des règlements interdisant l’emploi de tel ou tel système d’éclairage : il est interdit de monter sous les combles de la cathédrale avec une chandelle sans lanterne… Puis au XIXe siècle, les choses s’uniformisent avec la création du service des monuments historiques en 1830, notamment pour les restaurations du XIXe siècle. Mais l’action se déroule généralement après le drame, notamment pour Chartres en 1836 (la charpente ancienne avait brûlé) ou Rouen en 1822 (le feu avait ravagé la flèche en bois du XVIe siècle). Dans les deux cas, le métal est utilisé pour la reconstruction, pour éviter qu’un incendie puisse se déclarer à nouveau. C’est donc après le drame qu’on essaie d’éviter que le drame ne se répète à nouveau. C’est pareil après la Première Guerre mondiale ou après l'incendie de la cathédrale de Nantes en 1972 : des matériaux non combustibles sont utilisés pour les charpentes.
Une chose assez révolutionnaire est l’installation de calorifère et de système d’éclairage au gaz puis à l’électricité dans les édifices. Cette idée de confort dans les cathédrales arrive à partir du Second Empire. Avant, dans les cathédrales, les cierges, les chandelles, les lampes à huile pouvaient causer des incendies. Désormais, ces nouveaux matériaux peuvent causer des risques d’explosion. Mais à ma connaissance, il n’y a pas eu d’accident avec ce genre de dispositif, ce qui veut dire que des normes assez strictes ont été appliquées dès le XIXe siècle. Le fait que les cathédrales soient devenues propriété de l’État depuis le Concordat de 1801 a permis une gestion un peu plus globale, même s’il n’y avait pas de règles en la matière venant du service des édifices diocésains puis du service des monuments historiques à partir de 1905. Puis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à nos jours, les réglementations vont être beaucoup plus strictes. Il y a toute une législation sur la sécurité, à la fois des monuments historiques mais aussi de ceux accueillant du public. Ces dispositions et ces normes doivent être appliquées. Cette rationalisation de la question de la sécurité a pris plusieurs siècles.
Vous avez parlé des bougies qui pouvaient causer des incendies, y avait-il d’autres causes auparavant ?
Très souvent, ils sont liés à la présence de système d’éclairage dans les parties hautes. Une personne monte dans les parties hautes avec une lampe, elle tombe et le feu se déclenche. Dans le cas de chantier, les toitures des cathédrales étaient parfois en métal, en plomb ou en cuivre, par exemple, et il fallait intervenir avec de la chaleur pour souder les lames entre elles. Puis il y avait besoin d’éclairage pour les ouvriers.
Le deuxième cas, c’est la foudre. De nombreux toits de cathédrale ont pris feu à cause de la foudre, comme à Verdun en 1755. Il y a aussi les faits de guerre. Quand on prend une ville militairement parlant, la première chose que l’on fait si elle résiste, c’est d’incendier les édifices majeurs. C’est ce qu’ont fait les troupes françaises à Spire (Allemagne) au XVIIe siècle pendant la guerre de Trente Ans. Et dans ce cas, c’est la charpente que l’on attaque.
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Sur les 87 cathédrales gérées par l’État aujourd’hui, toutes ont-elles connu des incendies au cours de leur histoire ?
Dieu merci, pas toutes ! Mais toutes ont connu des incidents… Les grandes destructions, celles dont on a la trace, ce sont d’abord les grands feux de l’époque médiévale, qui ont souvent conduit à la reconstruction de l’édifice. C’était le cas à Chartres en 1194 ou à Beauvais où un incendie est mentionné comme démarrage de la reconstruction.
Les guerres mondiales sont un catalyseur, un accélérateur de ces incendies de cathédrales. Toutes n’ont pas pris feu en 14-18, certaines ont été éventrées par les obus sans véritablement prendre feu. C’est le cas à Soissons. En revanche, Reims et Noyon ont brûlé.
Pour les grands feux accidentels, ce sont Nantes et Paris qui ont été touchées dans le dernier siècle.
L’évolution de la protection des cathédrales est-elle seulement liée à une évolution des règles et des compétences en matière de lutte contre les incendies ?
Elle est due à plusieurs choses. Il y a l’évolution de nos sociétés où on souhaiterait le risque zéro. Jusqu’au XIXe-début XXe siècle, elles encaissaient les chocs comme étant une fatalité, voire une volonté divine, avec une incitation au dépassement par la reconstruction. "Le feu brûle et la pandémie tue" était une donnée de fait pour nos ancêtres ! Cela ne l’est plus du tout aujourd’hui, comme on le voit bien dans l’actualité générale.
Le deuxième aspect de l’évolution est la sacralisation du monument en lui-même, c’est-à-dire cette volonté de garder l’édifice le plus possible dans sa forme archéologique. Jusqu’au XIXe siècle, lorsqu’il y avait incendie ou désastre, soit la cathédrale était reconstruite à l’identique, soit dans le fameux état complet ou idéal dont parlait Viollet-le-Duc. La résilience était donc différente. Aujourd’hui, la question de l’authenticité du matériau est beaucoup plus importante. Si l’on perd la charpente comme c’est arrivé à Notre-Dame, on perd un témoignage de savoir-faire mais aussi, grâce à la dendrochronologie, une manière de dater l’édifice. C’est une logique de sacralisation de l’authentique. L’histoire de l’art au XIXe siècle se fait essentiellement par une observation des formes, aujourd’hui c’est une analyse des matériaux dans laquelle la dimension concrète a beaucoup plus d’importance. L‘image d’un monument historique est aussi médiatisée dans le monde entier. Il y a donc cette espèce d’émotion non seulement face à ce que la chose représente mais au fait d’avoir la chose en elle-même.
Il faut aussi que les Français clarifient leur rapport au patrimoine. Parce que pour l’instant, nous avons le même rapport au patrimoine qu’avec le buffet de la grand-mère ! C’est-à-dire que le buffet de la grand-mère, on s’en moque mais si un jour il brûle, on a l’impression que toute son enfance est partie en flammes ! Il faut essayer de s’intéresser au patrimoine, même lorsqu’il n’y a pas de drame. Et de gérer son entretien en amont, avant que le drame n’arrive donc de travailler sur un continuum patrimonial, et pas seulement lorsqu’il y a des pics d’attention liés à des catastrophes.
La baisse de présence dans les cathédrales (que ce soit des fidèles, des bénévoles, des prêtres) a-t-elle des conséquences sur la sécurité ?
Il faut bien distinguer ce qui relève de l’État, propriétaire, du clergé, affectataire. C’est le même rapport qu’entre un propriétaire et son locataire en quelque sorte. Ce qui relève de l’État, c’est la mise en place d’un système anti-incendie, la garantie du clos et du couvert, etc. Mais ce qui concerne l’accueil dans les cathédrales relève du clergé, avec éventuellement un partenariat avec une association de sauvegarde du patrimoine, d’un office de tourisme. Il y a beaucoup moins de célébrations religieuses dans les cathédrales car le clergé s’est réduit.
Au XVIIIe siècle, Notre-Dame de Paris comptait 250 ecclésiastiques. Aujourd’hui, plein de diocèses n’ont plus autant de prêtres qu’il y en avait dans une seule cathédrale il y a deux siècles et demi ! Il y a moins de messes, moins de fidèles que dans les siècles passés. Mais il y a beaucoup plus de visiteurs dans certaines cathédrales. Et il faut pour cela souligner l’extrême réactivité du clergé et des laïcs catholiques, avec la mise en place de bénévoles qui assurent une présence dans les cathédrales. Dans beaucoup d’endroits, les cathédrales sont des lieux habités par les bénévoles et le clergé peut s’appuyer également sur une association de sauvegarde.
Le problème se situe plutôt dans les villes où il n’y a pas ces équipes de bénévoles, où il y a peu de visiteurs, peu de touristes. Mais Notre-Dame était remplie et cela n’a pas empêché l’incendie… C’est plutôt pour les actes de vandalisme qu’une présence humaine est souvent déterminante.
Qu’en est-il à l’étranger ?
En Italie, le clergé est propriétaire de l’édifice. Et en Italie, vous devez verser 8% de vos impôts sur le revenu à une association cultuelle ou humaniste. Cela assure donc à l’Église des revenus suffisants pour gérer les alarmes, par exemple. Dans les lieux touristiques, des gardiens sont payés et ne sont pas bénévoles. L’entrée de certaines églises très touristiques est payante car l’Église considère qu’elle n’a pas à assumer les coûts induits par le tourisme.
En Allemagne aussi il y a un système fiscal mais en échange, l’Église entretient l’ensemble des édifices et n’a de subvention de l’État qu’au même titre que tout autre propriétaire de château, demeure ou site de monument historique.
En Angleterre, l’Église anglicane est une église d’État censée être financièrement indépendante. Le choix a été fait de rendre l’accès payant aux cathédrales.
Le clergé français est l’un des plus pauvres d’Europe car ses biens ont été nationalisés à la Révolution et l’Église ne vit que des offrandes de ses fidèles. Si l’on veut assurer la pérennité des cathédrales, il faudra sans doute qu’un outil se mette en place autour du patrimoine cultuel, toutes religions confondues, entre le ministère de l’Intérieur et des Cultes et le ministère de la Culture. Et trouver un lieu de discussion de toutes ces questions qui croisent usages et monuments historiques. Il faudrait aussi ouvrir cette réflexion aux édifices cultuels qui se construisent aujourd’hui en France et qui deviendront patrimoniaux d’ici quarante ou cinquante ans.