_____________________________________________ * > Qu'est-ce que le romantisme noir ? - en littérature | ... en peinture | * ... en musique

**Dans la semi-obscurité des salles d'exposition, aux côtés de monstres pervers et autres hideuses fantasmagories, des corps blafards en souffrance se détachent nettement sur ** **des arrière-plans de feu et d'ombre. D'ombre, surtout. Sabbats de sorcière, ectoplasmes au regard fixe, représentations grimacières de Méphistophélès ou de la Mort, paysages âpres et solitaires… Signées par quelques grands peintres européens, ces oeuvres impressionnantes sont actuellement visibles au Musée d'Orsay, à Paris, jusqu'au 9 juin 2013. L'exposition, qui s'intitule "L'ange du bizarre ", propose aux visiteurs d'explorer une période s'étendant de la fin du XVIIIème siècle jusqu'au surréalisme de l'entre-deux-guerres, où est née cette alliance troublante entre romantisme et ténèbres. **
L'occasion de mieux définir **** dans le temps et l'espace** ce concept de "romantisme noir " aux contours incertains, mais aussi de savoir comment cette esthétique a abreuvé les autres sphères artistiques, telles la littérature et la musique. Et puisque c'est à la littérature que ce courant noir prit sa source, c'est avec ** l'agrégée de Lettres et spécialiste de l'histoire du romantisme Martine Lavaud, que nous commencerons notre enquête.
S'ensuivront une visite partielle de l'exposition du Musée d'Orsay en compagnie de son commissaire, Côme Fabre, puis une rencontre avec Emmanuel Reibel et Lucie Kayas, spécialistes de l'Histoire de la musique.
*> * Ce samedi 16 mars, au soir, France Culture se drape aux couleurs du romantisme noir : - Dans l'émission Mauvais genres , de François Angelier, en compagnie de Côme Fabre
- Dans les Fictions, "Drôles de drames", consacrées à L’italien ou Le confessionnal des pénitents noirs, d’Ann Radcliffe
**L'INQUIÉTANTE ** É TRANGET É DES LETTRES
Un concept spécifique à la fin du 18è siècle britannique
Inspiré du gothique (au XVIIème siècle, ce terme caractérisait ce qui avait trait au Moyen Âge), le romantisme noir est d'abord né en Grande-Bretagne. C'est John Milton, poète et pamphlétaire anglais, qui en est peut-être le premier grand inspirateur : son Paradis perdu , texte épique convoquant Adam, Eve et Satan, est d'ailleurs traduit par Chateaubriand, qui passe pour avoir introduit le romantisme en France.
Mais les premiers grands auteurs ayant contribué à la cristallisation de ce romantisme noir sont d'abord des femmes : Ann Radcliffe, pour la plus célèbre, avec son roman archétype, Les mystères d'Udolphe , publié en Angleterre en 1794 et traduit en français trois ans plus tard. Puis Mary Shelley, qui publia son très fameux Frankenstein en 1818.

Martine Lavaud est maître de conférences en littérature française à la Sorbonne-Paris IV .
Spécialisée (entre autres) dans l'histoire du romantisme, elle revient sur le contexte social de l'arrivée du romantisme noir dans la littérature :
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Autre oeuvre inspiratrice où le diable, la violence et le surnaturel ont la part belle : Le Moine , de Matthew Gregory Lewis, qui eut un succès certain, mais plus tardif que les Mystère d'Udolphe qui circulait déjà au début du XIXème siècle dans la littérature romantique française.
C’est toujours délicat de savoir qui a commencé le premier : ce qui est intéressant c’est que la littérature a capté à travers le romantisme noir une sorte d’impensé qui est l’inconscient. Évidemment, on n’a pas attendu Freud pour avoir un inconscient, et il a ses modalités d’expression à travers Milton.
Martine Lavaud
Les caractéristiques du roman gothique

Qu'importe d'ailleurs, qui a été le premier serviteur de ce courant noir. L'essentiel est de noter qu'un nombre important de romantiques frénétiques tremperont par la suite leur plume dans l'encrier sombre du romantisme :Charles Robert Mathurin et son Melmoth, l'homme errant , Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Victor Hugo...
Mais à l'origine, quelles sont donc les caractéristiques littéraires, narratives, de ce roman gothique qui a inspiré tant de grands maîtres de la littérature ?
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Un concept à la fois si foisonnant et si peu cloisonné (fourre-tout ?), que cela explique peut-être l'influence considérable qu'il exerça très rapidement sur les autres arts. Le maître mot du romantisme noir ? "Ouverture", à en croire Martine Lavaud :
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Quelle évolution dans le temps ?
Tirons un peu le fil du romantisme noir… D'après l'universitaire, les premiers héritiers de cette esthétique sont les romantiques dits frénétiques ou "Jeune France" , au début du XIXème siècle : Théophile Gautier, ou encore Petrus Borel, dit "le lycanthrope ", pour ne citer qu'eux, auteurs de textes "très gothiques, très noirs, avec de la nécrophilie et du viol en abondance ".
Pourtant, leur approche n'est pas tout à fait la même que celle des romanciers du noir britanniques :
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D'après Martine Lavaud, le romantisme noir circule de façon extrêmement évidente jusqu’à la fin du XIXème siècle : "Là, vous voyez surgir aussi, dans la décadence, des textes extrêmements violents dans des décors chrétiens, qui associent le mal, les pulsions, à des cadres du surmoi extrêmements forts : l’aristocratie, le christianisme. Vous avez Villiers de l’Isle-Adam avec l’Eve future, en 1886, qui décline de façon décadente le roman de Mary Shelley, Frankenstein. "
Et puis, début XXème siècle, le surréalisme envahit la sphère littéraire : en 1931, Antonin Artaud propose une traduction toute personnelle du Moine de Lewis, dont André Breton fait également l’apologie.
Ce sont donc les surréalistes qui "réveillent le moine ". Ce sont eux également qui exhument les romantiques "jeune France" des années 1830, rééditent leurs textes, en parlent... Ces mêmes "jeune France" qui introduisaient, mettaient à la mode le roman gothique dans la littérature française au début du XIXè siècle… "Il y a vraiment une chaîne historique assez claire mais qui, à mon avis, n’est pas tout à fait coupée. ", souligne Martine Lavaud.
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Enfin, dans la première moitié du XXème siècle, c'est le cinéma surréaliste qui prend le relais, avec Bunuel notamment, qui exprime cette irruption de l’inconscient dans la vie réelle, associant fantastique et psychanalyse.
Mais ça je dirais, ça déborde loin, jusqu’à des formes et des survivances contemporaines qui sont l’esthétique gothique, notamment dans la jeunesse, qui montrent bien cette association à la jeunesse. Lewis a vingt ans lorsqu’il écrit Le Moine. En 1830 les frénétiques ont tous une vingtaine d’années. Les surréalistes, dans les années 30, sont jeunes. C’est vraiment une esthétique associée à l’excès adolescent de l’expression des pulsions.
Martine Lavaud
Quel héritage, aujourd'hui ?
"La postérité du romantisme noir est restée bloquée dans un monde de stéréotypes : c’est la postérité du vampirisme, la fixation sur des modèles esthétiques comme Dracula, la mode gothique… j’ai l’impression qu’elle s’est un peu pétrifiée et qu’elle a été réduite à des stéréotypes que les romantiques, en 1830, avaient déjà aperçus en s’en moquant un petit peu. ", avance Martine Lavaud.
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Si aujourd'hui seuls les clichés relatifs à cette noire esthétique continuent de circuler, c'est peut-être aussi que le contexte social a énormément évolué en un peu plus de deux siècles. Dans notre société du spectacle, les progrès de la médecine, de l'hygiène, la distance prise avec les religions... ont relégué la mort au rang de tabou auquel il convient de ne pas trop penser. Tandis qu'aux siècles précédents, la mort était plus quotidienne dans un effroi qu'il s'agissait de domestiquer. Et pourquoi pas par le biais de représentations artistiques à la fois terrifiantes, et rassurantes ?