Quand Avignon se met à huer : 5 pièces à scandale

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Quand Avignon se met à huer : 5 pièces à scandale

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La troupe du Living Theater menée par Julian Beck et Judith Malina (à gauche), répète une scène de "Paradise Now", le 16 juillet 1968 à Avignon.
La troupe du Living Theater menée par Julian Beck et Judith Malina (à gauche), répète une scène de "Paradise Now", le 16 juillet 1968 à Avignon.
© AFP - STAFF / AFP

Avignon 2020. Julian Beck, Jan Fabre, Rodrigo Garcia, Romeo Castellucci, Vincent Macaigne : invités sur la scène du Festival d'Avignon, ils ont bousculé les codes de la représentation théâtrale de ce grand rendez-vous culturel français. Retour en archives sur cinq scandales qui ont marqué l'histoire du Festival.

2020, le festival n'aura pas lieu... Après le Festival de Cannes en mai, c'est au tour du Festival d'Avignon de tirer le rideau. Créé en 1947 sous le nom de la "Semaine d'art en Avignon", le grand rendez-vous annuel du monde du théâtre devait se tenir du 3 au 23 juillet. Mais cette 74e édition ne disparaît pas totalement. C'est en effet à ces mêmes dates que Radio France et France Télévisions ont choisi de proposer de nombreuses fictions, captations, lectures en direct, masterclasses et documentaires pour une programmation spéciale intitulée "Un rêve d’Avignon". Pour sa part, et pour continuer à "rêver d'Avignon", France Culture vous invite aussi à écouter une sélection d'archives issues de ses émissions. Ici, retour sur quelques-unes des "batailles d'Hernani" qui ont secoué le Festival.

"Avignon, c'est la brûlure", confiait Jacques Blanc, ancien directeur du Quartz, scène nationale de Brest, dans une interview accordée au journal Le Monde en 2005. Depuis sa création par Jean Vilar en 1947, l'histoire du Festival est indissociable de celle des polémiques qui ont accompagné les créations qu'il a donné à voir. Religion, politique et morale sont les trois moteurs du scandale paraît-il. A travers cinq pièces emblématiques, restées dans les annales du Festival pour avoir profondément divisé le public et la critique, rejouant sans fin la bataille des Anciens et des Modernes, nous vous proposons de vérifier cet adage à travers une sélection d'archives qui font revivre ces brûlantes controverses qui ont enflammé les étés avignonnais, de 1968 à 2011, des provocations du Living Theatre à celles de Vincent Macaigne. 

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1968 : Living Theater, "Paradise now"

1968, le vent de révolte qui souffle sur la France depuis le début du printemps n'épargne pas le Festival. Tandis que Jean Vilar, son directeur, décide d'ouvrir des espaces de débats et transforme les traditionnelles "Rencontres" en Assises où les contestataires affluent, la compagnie américaine du Living Theater créée par Julian Beck et Judith Malina, cherche avec Paradise now à repousser les frontières du théâtre conventionnel par le biais du happening et de l'improvisation. Sur la scène du cloître des Carmes, une trentaine d'acteurs se déshabillent, s’agitent, s’assemblent, se dispersent en déclamant des phrases comme "Je ne peux pas voyager sans passeport", "Je ne suis pas autorisé à fumer de la marijuana", "Je ne suis pas autorisé à enlever mes vêtements", "Je ne sais pas comment arrêter les guerres". Le 25 juillet 1968, le journaliste de l’O.R.T.F. résume en ces termes la représentation très agitée de la veille : "Dès l’ouverture des portes, il y eut de nombreuses bousculades et une atmosphère électrisée planait sur le public quand a débuté la soirée. Pendant le spectacle, certains acteurs étaient nus et se sont livrés à des gestes obscènes. Dans le public, des femmes ont été terrassées par des crises de nerfs. Des spectateurs ont quitté leur place en invectivant ceux qui paraissaient apprécier ce Paradis aux puissantes sonorités cacophoniques. A l’extérieur, des jeunes gens prétendaient entrer sans payer, mais Jean Vilar s’y est opposé. Julian Beck et son actrice Judith Malina sont alors venus parlementer plus ou moins violemment avec lui."

Dans cette archive de septembre 1968, Jean Vilar revenait deux mois plus tard sur le scandale "Living" et les violentes perturbations auxquelles le spectacle a donné lieu :

Jean Vilar dans l'émission Avignon. Conclusions provisoires, France Culture, 28/09/1968

10 min

Cinquante ans après, en 2018, le metteur en scène Gwenaël Morin décidait de créer à nouveau la pièce de Julian Beck, Paradise now. Au micro de Marie Richeux dans "Par les temps qui courent", il revendiquait la nécessité de conserver la dimension utopique au cœur du théâtre et de la création : 

Par les temps qui courent
58 min

2005 : Jan Fabre, "L'histoire des larmes"

"Dans la Cour d'honneur, un sorcier orchestre le chaos" déclare une journaliste au JT de France 2 le samedi 9 juillet 2005. Des scandales, Avignon en a connu de nombreux… mais aucun orage n’aura été plus violent ni plus lourd de répercussions que celui qui déferla sur le Festival en 2005. Cette année-là, les jeunes directeurs nommés l’année précédente à la tête de la manifestation, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, font de Jan Fabre l’artiste invité de la 59e édition. Enfant terrible de la scène européenne, connu pour ses provocations, son goût prononcé pour la nudité et la scatologie, le metteur en scène flamand ne dément pas cette réputation sulfureuse avec L'histoire des larmes, présentée en ouverture du Festival. La pièce s'articule autour d'un rituel purificateur qui évoque la douleur, le désœuvrement, la solitude, l’animalité du corps humain, mais aussi la joie : autant d'émotions à même de susciter les larmes. Avec cette œuvre, le chorégraphe anversois se heurte au conservatisme d’une part de la critique et provoque une violente controverse sur les limites de la représentation. Une partie de la critique et des spectateurs iront jusqu’à voir dans ce choix de programmation le signe de la "déchéance du Festival" et dénoncent une dérive obscène. 

Douze ans après le tsunami provoqué par L'histoire des larmes, Jan Fabre était l'invité de La Grande Table.

À réécouter : Jan Fabre, l'alchimiste
La Grande table (1ère partie)
27 min

2007 : Rodrigo Garcia, "Bleue, saignante, à point, carbonisée"

Coqueluche du théâtre européen, le metteur en scène argentin Rodrigo Garcia installé en Espagne s’est fait une spécialité depuis la fin des années 1990 de transformer les plateaux de théâtre en champs de bataille. Causticité, ironie, sarcasme, voire franche provocation sont quelques-uns des épithètes que l’on associe le plus fréquemment à ce chantre d'un théâtre à la fois très politique et très physique, proche de la performance. Pour leur dimension radicale et pamphlétaire, révoltante pour certains, brillante pour les autres, les pièces de Rodrigo Garcia ont régulièrement créé la polémique, de "Jardinage humain" en 2004 à " Golgota picnic" en 2011. Déjà invité au Festival d'Avignon en 2002 pour "After sun", en 2004 pour "L'histoire de Ronald, le clown de Mc Donald's", c'est sa 3e participation en 2007 pour "Bleue, saignante, à point, carbonisée" qui va être saluée par les huées d'une partie du public. La pièce met en scène "la Murga", une forme de carnaval argentin à la préparation duquel les "Murgueros", issus des quartiers défavorisés de Buenos Aires, se consacrent toute l'année. Comme souvent chez Garcia, l'évocation de ce carnaval cru et viril confronte le spectateur à une intense exposition de la chair sur le plateau. Mousse à raser, pâte à pizza et sauce tomate inondent la scène et recouvrent le corps des acteurs - tous amateurs : c'en est trop pour la critique qui dénonce un spectacle chaotique et "une foire aux odeurs" en lieu et place de théâtre.

Lors de cette soirée exceptionnelle enregistrée au Musée Calvet d'Avignon lors de l'édition 2005 du Festival, le metteur en scène argentin et le comédien Nicolas Bouchaud interprétaient à deux voix un texte inédit de Rodrigo Garcia.

Les Nuits de France Culture
45 min

2011, Romeo Castellucci, "Sur le concept du visage du fils de Dieu"

Le metteur en scène Romeo Castellucci a créé une langue et un style qui réinventent les codes de son art et qui, de pièces en opéras, ne laissent personne indifférent. Invité au Festival d'Avignon dès 2008 avec une adaptation de La Divine Comédie de Dante, l'Italien ne cesse de proposer des pièces qui toutes interrogent l’image et sa valeur. "Comment représenter l’irreprésentable ?" est l'une des questions qui l'obsèdent et traverse toute son oeuvre, y compris Sur le concept du visage du fils de Dieu. Présentée à Avignon en 2011, la pièce à la scénographie spectaculaire - un immense tableau représente le visage du Christ - raconte l’histoire d’un père malade, diarrhéique, que son fils, un jeune cadre, est obligé de laver continuellement. Castellucci, qui aime pousser le spectateur dans ses retranchements, atteint ici pour certains les limites du supportable. Tandis que la critique s'interroge sur l'air de "Est-ce encore du théâtre ? Pas sûr. Et pourtant, il n’y qu’au théâtre que cela peut arriver", les milieux catholiques intégristes s'insurgent de la dimension blasphématoire de certaines scènes scatologiques et iconoclastes et réclament l'interdiction de la pièce. Face à la polémique qui se commence à enfler au festival cet été-là, Romeo Castellucci avoue sans provocation cette fois : "J’ai un rapport difficile à la mystique, c’est vrai que la religion est un thème très fort, pas parce que je suis religieux, mais parce que c’est un thème indépassable. Sur le plateau, ce n’est pas un geste de foi, mais plutôt une critique profonde".

En 2015, Romeo Castellucci revenait au micro d'Arnaud Laporte, au cours d'une émission exceptionnelle enregistrée au Théâtre de l'Odéon, sur les œuvres qui ont fondé et jalonné sa vie d’artiste.

Fictions / Théâtre et Cie
1h 37

2011, Vincent Macaigne, "Au moins j'aurai laissé un beau cadavre"

En 2011, le comédien Vincent Macaigne met en scène une adaptation très personnelle de Hamlet de Shakespeare. Se situant du côté d'un théâtre physique, sensuel, voire sexuel, Macaigne joue dans une sorte d’urgence absolue, soumettant les autres acteurs à rude épreuve, le tout sur un plateau semblable à un capharnaüm. Certains adorent, d’autres crient à la volonté un brin dépassée de choquer le bourgeois avec des recettes éculées : exhibitionnisme, nudité systématique, fumigènes, lumières crues, projections d’hémoglobine et interpellations véhémentes du spectateur. La pièce, volontairement provocatrice, divise la critique comme le public. La critique Joëlle Gayot, productrice de l'émission "Une saison au théâtre" sur France Culture, écrivait après vu le spectacle : "Le mode est hystérique. Musique à fond et débauche de corps qui se jettent dans la bataille. C’est sûr, il y a de la vie. On voit bien la rage qui anime la troupe, qui la propulse sans ménagement dans une brutalité continue. On voit bien que pour Vincent Macaigne, le théâtre est le lieu où doivent se hurler désir de vie et pulsion de mort. Bref, tout est là pour que ce même spectateur reste littéralement scotché devant le tableau furieux qui s’offre à ses regards. En créant cette tension permanente, mais uniquement axée sur les "putain merde" criés à répétition ou le haut niveau des décibels, Macaigne casse les formes. Mais en produit-il une nouvelle ?"

Au micro d'Aurélie Charon dans l'émission "Une vie d'artiste" en 2017, Vincent Macaigne revenait sur cette expérience avignonnaise et revendiquait le fait de parler fort et de prendre la vie violemment, et avant tout de faire entendre sur scène ce qu'il appelle "l’instinct de vie" :

Tous en scène
1h 00

En savoir plus sur la programmation "Un rêve d'Avignon"