Quand nous avons fondé ADDOR en 2009 de nombreuses rencontres ont été organisées, parmi elles,celle avec un collectif mysterieux Faïdos sonore . Charlotte Rouault et Benoit Bories entraient dans notre réseau de documentaristes et nous n'allions plus nous quitter. Charlotte avait évoqué plusieurs fois son enfance sous d'autres latitudes et son amour inconditionnel pour la Syrie.
L'accompagner pour réaliser un documentaire dans le cadre des Ateliers de la création a été une évidence .Dans « Je vous parle de la Syrie », Charlotte Rouault raconte l’expérience syrienne à travers des voix de la révolution et je lui laisse la plume : " Des voix anonymes en quelque sorte, pas des dirigeants, pas des égéries. Parce que c’est dans la simplicité des témoignages, des slogans, des chants que la révolution a libérés qu'elle a pu trouver des réponses , car « la vérité se cache dans les détails », comme le dit Joumana [1]. Il est difficile de faire la genèse de ce projet, il a de nombreuses dates de naissance possibles. La toute première serait celle de ma propre naissance, dans les années 1980, quand mes parents m’ont immédiatement embarquée en mission archéologique dans la vallée de l’Euphrate, dans le village d’Ashara où j’ai continué à me rendre ainsi tous les ans.
La dernière fois, c’était en 2009. Je réalisais mes premiers documentaires sonores, avec Benoit Bories, au Kurdistan turc. J’ai traversé la frontière, j’ai suivi le fleuve pour arriver au village et saluer toutes mes vieilles connaissances. Kaddour, Abu Adel, Mamour, Ramadan… autant de personnes qui ont toujours été présentes dans ma réalité, et dont je n’ai aucune idée du quotidien aujourd’hui. A partir de 2011, lorsque la révolution a éclaté, je n’ai pas compris. Je n’avais rien vu venir. Moi, je connaissais un peuple syrien résigné, terrifié par une dictature omniprésente. Je l’ai vu à l’œuvre de mes yeux, la propagande, les militaires, les services secrets, la violence, la délation. On ne parlait jamais politique, c’était interdit. De plus, je passais mon temps dans un petit village reculé d’une région pauvre et délaissée, très éloigné de la réalité et de l’émulation intellectuelle des grandes villes.
Ainsi, quand la révolution a commencé, je n’arrivais pas croire que le peuple syrien puisse avoir cette énergie de révolte. Lui qui a été écrasé, opprimé depuis toujours, il était le mieux placé pour savoir ce que le régime répondrait à tout soulèvement. Et il l’a quand même fait. Je me suis sentie honteuse de ne pas avoir su déceler ce courage fou chez mes amis syriens. Et puis la situation a dégénéré. Face à la répression sans borne, aux manques de moyens des révolutionnaires et aux ingérences étrangères, les groupes extrémistes ont prospéré. Le régime a su attiser la haine en jouant la division. A ce stade là, ce n’était pas la complexité de la situation qui me déboussolait. Pour connaître la région, j’avais les outils pour comprendre les analyses proposées, les questions religieuses, confessionnelles et identitaires ne me sont pas étrangères. Mais justement, pour bien connaître le pays, je sais aussi qu’elles n’expliquent pas tout et qu’elles nous empêchent même de voir les Syriens et les habitants du Moyen-Orient en général comme des pairs, comme des individus qui peuvent être traversés des mêmes désirs, des mêmes peurs, des mêmes espoirs, des mêmes révoltes que nous, en Occident. Et que, comme chez nous mais peut-être en jouant sur d’autres ressorts, la peur de l’autre peut être instrumentalisée pour attiser l’extrémisme, pour diviser et détourner nos regards des réels enjeux politiques et économiques, des vraies luttes à mener. Mais je ne pouvais pas me mettre en relation directe avec des acteurs de la révolution, j’étais comme tout le monde submergée par les paroles d’experts, de journalistes, de représentants politiques. Le lien s’est distendu et bêtement, je me suis laissée aller à cette facilité, car regarder la réalité en face, la destruction de tout ce qui compose mes souvenirs d’enfance, mon imaginaire, était au-dessus de mes forces.
Mais cela ne pouvait plus durer et j’ai commencé, il y a quelques mois, à ressentir comme une violente nécessité de me raconter à moi-même ce qu’il se passe en Syrie. Peut-être par déformation professionnelle, j’ai eu besoin de reconstituer une narration de l’expérience syrienne, pour y trouver du sens et certainement pour pouvoir la partager. Parce que des choses ont changé dans ma vie, parce que j’ai rencontré des personnes comme Joumana, Naïla [2] et Nathalie [3] qui m’ont remise en lien avec le peuple syrien -et pour cela je ne les remercierais jamais assez. Je me suis alors demandé comment parler de la Syrie sans tomber dans les impasses qui m’empêchent moi-même de penser la situation. Premièrement, je me suis tout simplement confrontée à l’impossibilité physique de me rendre sur place qui m’empêche d’avoir un lien direct avec les personnes qui vivent la réalité syrienne au quotidien. A laquelle s’ajoute l’impossibilité d’enregistrer là-bas, moi qui travaille habituellement beaucoup avec des ambiances, des interactions, des sons réels. Ensuite, comment retranscrire l’expérience syrienne, d’une grande complexité, sans tomber dans une lecture purement confessionnelle, qui occupe aujourd’hui tout l’espace médiatique. Les Sunnites, les Alaouites, les Chrétiens, les Druzes… Certes, la composante religieuse joue aujourd’hui un rôle important dans le conflit mais il n’en a pas toujours été ainsi et je voulais retrouver les causes premières de la révolution, qui n’avaient rien à voir avec une haine confessionnelle d’un groupe à l’égard d’un autre. Je ne voulais pas non plus mettre en scène ma quête, ma tristesse. J’ai voulu la dépasser, ne pas lui donner forme pour laisser la place à des personnes qui sont ici, avec moi, mais qui ont amené avec elles toute cette réalité qui m’échappe.
J’ai donc choisi de travailler à partir de ces témoignages, de ces voix que la révolution a libérées. « Je ne sais pas ce que va donner cette révolution au niveau social mais, individuellement, elle a fonctionné. En se révoltant, les gens ont repris une parole qui leur était confisquée. Certains on changé de vie, ont pu assumer de nouvelles identités sexuelles, ont fait de nouvelles rencontres, ont découvert une passion. Pour moi, ça a été l’écriture. Je ne savais pas que j’avais ça en moi, c’est la révolution qui m’a donné ça » m’explique Naïla.
Dans ce documentaire, j’ai donc choisi de croiser des entretiens réalisés avec ces auteures de témoignages, aujourd’hui physiquement ici, avec des lectures de leurs écrits réalisés là-bas, dans l’instant, cet ailleurs auquel elles restent attachées par l’esprit. Essayer de faire vivre ces récits par des sons abstraits, grâce à l’aide de Benoit Bories et de son essentiel travail de composition, qui nous a permis, avec Marie-Laure Ciboulet, de suggérer des atmosphères et des sentiments sans tomber dans une illustration grossière. J’ai aussi fait le choix de ne pas utiliser de sons provenant de vidéos internet (sauf une petite exception pour des sons de manifestation mais qui ont été transformés), d’une part par souci esthétique, mais aussi pour laisser de la place à l’imaginaire de l’auditeur, pour qu’il ne se sente pas piégé par des sons trop reconnaissables qui l’empêcheraient de se saisir de ces récits en leur donnant une coloration artificielle, celle induite par le prisme de nos écrans qui nous inondent d’images qu’on ne peut même pas comprendre si on ne nous les explique pas [4].
C’est aussi pour cette raison que j’ai choisi d’angler mon travail sur l’apport du témoignage. Parce qu’il s’adresse à nous, il nous explique la réalité avec la simplicité de la relation directe. On lui fait confiance car il ne prétend pas comprendre le monde à notre place. Ainsi, le témoignage lui-même, qu’il soit écrit ou spontané, est la matière à travers laquelle je propose un récit de l’expérience syrienne, mais ce qu’il apporte tant à l’auteur qu’au lecteur est aussi le fil rouge du documentaire. Le témoignage assume la subjectivité et le ressenti, il exprime le doute et la souffrance mais aussi l’espoir, il porte en lui ce qui fait de nous des êtres humains et c’est pourquoi il s’adresse à tous et à toutes. Peut-être y ai-je aussi trouvé une sorte de filiation avec le travail de documentariste que j’essaie d’exercer moi-même.
Merci aux Syrien-ne-s dont les écrits m’ont donné à ressentir et à réfléchir. Merci à l’Atelier de la Création de m’avoir offert le cadre pour tenter de leur rendre hommage.
Charlotte Rouault
[1] Joumana Maarouf (pseudonyme) est une Syrienne qui intervient dans Je vous parle de la Syrie. Engagée dans la révolution, elle a écrit de nombreux témoignages. Elle est aujourd’hui en attente du statut de réfugiée en France. On peut la lire sur le blog Un œil sur la Syrie ainsi que dans Lettres de Syries, éditions Buchet-Chastel 2014.
[2] Naïla Mansour (pseudonyme) intervient dans Je vous parle de la Syrie. Comme Joumana, elle est partie prenante de la révolution et vit en France depuis quelques mois.
[3] Nathalie Bontemps est traductrice, elle vivait en Syrie lorsque la révolution a éclaté. Elle a traduit de nombreux écrits de la révolution, dont les lettres que son amie Joumana lui adressait.
[4] Comme lorsque Naïla, d’origine chrétienne, m’explique qu’il ne faut pas forcément assimiler le cri « Allah Akbar » à de l’extrémisme religieux. « Ce cri peut aussi tout simplement être un appel à une entité plus grande, plus belle, plus forte que la violence à laquelle on fait face, c’est pourquoi on l’entend souvent dans les manifestations, dans les funérailles de martyrs ».