Quand le laxisme des autorités maltaises permet aux oligarques azerbaïdjanais de s'emparer d'entreprises françaises

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Quand le laxisme des autorités maltaises permet aux oligarques azerbaïdjanais de s'emparer d'entreprises françaises

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Au cœur de presque toutes les dernières enquêtes de Daphne Caruana Galizia se trouvait une banque : la Pilatus Bank, ouverte à La Valette en décembre 2013
Au cœur de presque toutes les dernières enquêtes de Daphne Caruana Galizia se trouvait une banque : la Pilatus Bank, ouverte à La Valette en décembre 2013
- Olivier Laban-Mattei / Le Monde - Myop

Projet Daphne. L’enquête de 18 médias internationaux sur la corruption à Malte, dont la cellule investigation de Radio France, révèle qu’une banque suspecte a permis l’entrée en Europe de capitaux liés à la dictature azerbaïdjanaise. Une partie d’entre eux a servi à acheter des entreprises en France.

Comment une fabrique de haute porcelaine de Limoges, un vénérable atelier de linge de maison de luxe de Cambrai et un fabriquant de figurines de Neufchâtel-en-Bray ont-ils pu tomber dans l’escarcelle d’une famille d’oligarques parmi les plus puissantes d’Azerbaïdjan sans que personne - ou presque - ne le sache ? La réponse passe par Malte et l’enquête menée par les 45 journalistes du Projet Daphne qui ont repris le travail de la journaliste Daphne Caruana Galizia, assassinée en octobre 2017.

Une étrange banque d'affaires

Au cœur de presque toutes ses dernières enquêtes se trouvait une banque : la Pilatus Bank, ouverte à La Valette en décembre 2013. La Pilatus n’a rien d’une banque ordinaire.
Son créateur, Ali Sadr Hashemi Nejad, n’aurait jamais dû pouvoir l’ouvrir en raison des sanctions qui frappent son pays : l’Iran. Il est le fils d’un milliardaire iranien, mais il possède également un passeport de… Saint Kitts et Nevis. Ce petit État des Caraïbes s’est fait une spécialité de délivrer des passeports à ceux qui peuvent payer quelques centaines de milliers d’euros. Comme Ali Sadr Hashemi Nejad est riche, il détient cinq passeports de Saint Kitts et Nevis ! Drôle de patron pour une drôle de banque. La Pilatus n’a qu’une centaine de clients. D’après une ancienne employée, "deux ou trois clients représentaient 80% des actifs". Ali Sadr lui aurait dit que la Pilatus avait été créée selon la règle des "3F : friends, family and fools !" (Les amis, la famille et les idiots).

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Cette employée, Maria Efimova, est aujourd’hui considérée comme une lanceuse d’alerte par plusieurs députés européens qui connaissent bien le contexte maltais. Cette jeune femme russe a contacté Daphne Caruana Galizia après avoir été renvoyée de la banque. Ce qu’elle lui raconte alors est explosif : la Pilatus aurait hébergé le compte d’une société offshore, " Egrant ", récipiendaire d’un virement d’un million d’euros en provenance d’Azerbaïdjan. La véritable bénéficiaire d’Egrant serait, selon elle, une certaine Michelle Muscat, la femme du Premier ministre de Malte Joseph Muscat. 

Journaliste de carrière et membre du Parti travailliste, Joseph Muscat est devenu le Premier ministre de Malte en 2013, à 39 ans
Journaliste de carrière et membre du Parti travailliste, Joseph Muscat est devenu le Premier ministre de Malte en 2013, à 39 ans
© Reuters - Darrin Zammit Lupi

Le 20 avril 2017, Daphne Caruana Galizia publie cette information sur son blog. Le soir, une scène digne d’un thriller se déroule dans les rues de Malte. Une équipe de reporters qui planque devant la Pilatus filme un homme qui sort de la banque par la sortie de secours portant deux gros sacs. Il monte dans sa voiture et file à l’aéroport. L’équipe télé vient à sa rencontre : on reconnaît Ali Sadr. Peu après, dans la nuit, un jet privé décolle de l’aéroport de Malte. Les journalistes vont le pister sur internet. L’appareil se pose à… Bakou, en Azerbaïdjan. Puis il redécolle pour Dubaï. Quels secrets emportait-il ? On ne le saura pas. Le chef de la police maltaise, prévenu des agissements du directeur de la banque, a préféré ne pas interrompre son repas ce soir-là et n’a envoyé personne.

Ali Sadr était-il protégé par le gouvernement maltais ? Daphne Caruana Galizia le pensait. La proximité du banquier iranien et de plusieurs membres du gouvernement est en tout cas notoire : le Premier ministre, Joseph Muscat, et son directeur de cabinet, Keith Schembri, étaient présents à son mariage, à Venise, en 2015. Keith Schembri avait un compte à la Pilatus, sur lequel des mouvements suspects ont été détectés par l’agence maltaise anti-blanchiment. Une enquête est toujours en cours.

Des capitaux azerbaïdjanais qui entrent en Europe

Le Premier ministre, Joseph Muscat, a immédiatement démenti les révélations de Daphne Caruana Galizia. Il faut admettre qu’à ce jour, jamais aucune preuve formelle n’a été publiée selon laquelle Michelle Muscat serait bien la bénéficiaire d’Egrant. "Si tel était le cas je démissionnerais" assure par ailleurs le Premier ministre maltais. Mais la Pilatus est en revanche bel et bien suspectée d’avoir blanchi des capitaux douteux en provenance d’Azerbaïdjan. D’après des informations obtenues par les journalistes du Projet Daphne - dont Radio-France et Le Monde - la banque abriterait au moins une vingtaine de comptes liées à des sociétés suspectées d’appartenir aux familles Aliyev et Heydarov, les deux plus puissantes du pays. Ilham Aliyev vient d’être récemment réélu président de la République avec 86% des voix dans des conditions une nouvelle fois contestées. Kamaladdin Heydarov, son « ministre des situations d’urgence », règne quant à lui sur un empire allant de la production de jus d’orange à l'immobilier, en passant par la chimie et le textile. Plusieurs sociétés appartenant aux deux familles et domiciliées dans cette banque possèdent des actifs en Europe, notamment une propriété à Marbella, en Espagne.

En mars 2016, un rapport de l’agence anti-blanchiment maltaise dénonce de graves irrégularités au sein de la Pilatus. Il pointe notamment le fait que la banque accepte des clients à risque et ne semble pas se soucier de vérifier l’origine des fonds, contrairement à ce qu'impose la réglementation européenne aux États membres. Comme tous les rapports de la FIAU, celui-ci est transmis à la police. Le chef de la police maltaise démissionne peu après l’avoir lu, sans engager de poursuites. En mai, le rapport fuite sur le blog de Daphne Caruana Galizia. En septembre, la FIAU annonce qu’une nouvelle inspection a conclu à l’absence de griefs contre la Pilatus Bank. Sa licence est maintenue. Mais le scandale couve… Un mois plus tard, Daphne Caruana Galizia est assassinée. Entre-temps, plusieurs médias maltais sont contraints de dépublier leurs révélations sur la banque qui leur réclame 40 millions de dollars de dommages et intérêts devant un tribunal d’Arizona.

Mais le 20 mars 2018, le sens de l’histoire s’inverse. Ali Sadr est arrêté et emprisonné aux Etats Unis. Le banquier est accusé d’avoir organisé le transfert de 115 millions de dollars du Venezuela vers l’Iran, en violation des sanctions américaines, via la Suisse et la Turquie. Il risque 125 ans de prison. Sous la pression, l’autorité bancaire maltaise annonce le gel des transactions de la Pilatus. L’autorité bancaire européenne s’en mêle et lance à son tour une enquête. Les secrets de la Pilatus vont-ils sortir de ses coffres ?

Des entreprises françaises concernées

"Nous savons que les Azerbaïdjanais cherchent des relais pour blanchir des fonds en Europe" affirme la députée européenne (EELV) et ancienne juge d’instruction Eva Joly. La banque maltaise offrait un paravent particulièrement efficace. C’est sans doute pour cela que les dirigeants de trois sociétés françaises se demandent depuis des mois qui est leur véritable propriétaire.

À Saint-Léonard-de-Noblat, dans la Haute-Vienne, la maison Coquet s’enorgueillit d’avoir Bill Gates, Bernard Arnault ou des émirs du Golfe comme clients. Pourtant, cette fabrique de porcelaine (très) haut de gamme a bien failli disparaître en 2014, victime de la crise. Elle est alors rachetée par une société au nom bien français : Héritage Collection. Dirigée par l’homme d’affaires Philippe Nguyen, Héritage Collection annonce avoir 50 millions d’euros à sa disposition pour créer un groupe de sociétés du patrimoine, à fort savoir-faire. En 2015, elle rachète également les Ateliers Porthault, référence dans le linge de maison installée à Cambrai et qui fournit notamment l’Elysee. Puis Leblon Delienne, une société de Neufchâtel-en-Bray (Seine-Maritime) spécialisée dans les figurines qui bat de l’aile depuis qu’elle a perdu la licence « Tintin ». 

Philippe Nguyen quitte la direction du groupe en 2017. Nous l’avons eu au téléphone, il a promis de nous rappeler mais ne l’a jamais fait. L’actuel dirigeant d’Héritage, Frédéric Saint Romain nous a répondu, expliquant qu’il ignore tout de l’identité des investisseurs qui se trouvent derrière Héritage. Trois jours après, nous recevions une lettre de ses avocats nous enjoignant de ne plus contacter de salariés du groupe. Ceux-ci nous ont quand même répondu, d’autant plus que nous leur avons appris qui étaient leurs véritables propriétaires : Nijat et Tale Heydarov, les deux fils du ministre le plus riche d’Azerbaïdjan. Ces deux golden boys sillonnent le monde dans leur jet privé (un Gulfstream G650 à 60 millions de dollars). Tale avait fait parler de lui dans le monde du football quand il avait embauché l’ancien joueur d’Arsenal, Tony Addams, comme entraîneur de son club de Qabala, en première division azerbaïdjanaise.

En revanche, leurs investissements français ont été beaucoup plus discrets. Héritage Collection est en réalité propriété d’une société luxembourgeoise, elle-même propriété d’une société maltaise officiellement dirigée par un certain Robert Baker. Les informations obtenues par la cellule investigation de Radio France et les autres journalistes du projet Daphne permettent d’affirmer qu’il agissait en réalité pour le compte des frères Heydarov. Héritage Collection est contrôlée par une société luxembourgeoise, elle-même propriété d’une société maltaise. Tout en haut de la pyramide se trouve un trust, situé en Nouvelle-Zélande, officiellement dirigé par des gestionnaires anglo-saxons. Mais les bénéficiaires qui se cachent derrière eux sont bien les fils du « ministre des situations d’urgence ».

D’après nos informations, la cellule anti-blanchiment de Bercy, Tracfin, avait été alertée sur un virement suspect à Héritage Collection fin 2017. Les vérifications ayant montré que l’opération était justifiée, l’affaire en en était restée là. 

Quand nous lui avons appris l’identité des investisseurs, le patron Leblon Delienne, Laurent Buob n’a été qu’à moitié étonné. "J’ai souvent demandé qui étaient les investisseurs à Philippe Nguyen, raconte-t-il, mais on m’a toujours répondu qu’ils étaient à l’étranger et qu’on ne pouvait pas les voir ". 

Du côté de la fabrique de porcelaine Coquet, le PDG, Christian Le Page a eu vent un jour " d’héritiers du pétrole ". "J’ai fouillé, et la secrétaire du comité d’entreprise également, et nous pensions que c’était le prince héritier d’Arabie Saoudite ".  

Reste à savoir quel était l'intérêt des frères Heydarov dans l’affaire. D’après nos informations, ils auraient investi 10 millions d’euros dans les trois sociétés. Leblon Delienne a déposé le bilan, n’a plus que quatre salariés et cherche un repreneur. Coquet et Porthault ne sont guère rentables. Les oligarques azerbaïdjanais auraient-ils été abusés sur les perspectives réelles qu’offraient ces investissements ? Leur paravent maltais devenant de moins en moins opaque, l’avenir de leur aventure dans le patrimoine industriel français paraît aujourd’hui très incertain.