Quand les œuvres d'art nous aident à comprendre le changement climatique
Par Pauline PetitAnnée sans été, montée des eaux, érosion des littoraux, bouleversement des températures… Pour appréhender ces évolutions environnementales et climatiques, les artistes du passé se révèlent être de précieux alliés des sciences.
Comment étudier la manière dont les bouleversements climatiques ont affecté les paysages, à des périodes où les outils scientifiques qui nous permettent aujourd'hui de mesurer précisément ces changements (comme l'imagerie satellitaire) n'existaient pas encore ? En allant au musée, répondent certains scientifiques ! S'appuyer sur des œuvres d'art, par définition subjectives, pour reconstruire le passé climatique et évaluer scientifiquement l'évolution d'un paysage, l'idée peut surprendre. Mais ces vues d'artistes, parce qu'elles sont le fait d'explorateurs au XVIIIe siècle, qu'elles donnent à voir des types d'environnements disparus ou montrent certains motifs ou même couleurs, constituent un précieux témoignage, à la fois historique et culturel, sur l'évolution des paysages et la façon dont ont pu être vécues des périodes de bouleversements climatiques.
Comment les Hollandais se sont-ils adaptés - et ont adopté ! - au grand froid apporté par le "petit âge glaciaire" ? Où sont passés les grands icebergs ? Qui a rétréci le littoral breton ? Pourquoi les couchers de soleil de Turner étaient-ils si rougeoyants ? Autant de questions climatiques et géographiques auxquelles l'histoire de l'art apporte des éléments de réponse.
Peindre le petit âge glaciaire : le sacre de l'hiver
Alors que l'on s'interroge sur la manière dont vivre le réchauffement de la planète, on peut regarder en arrière et observer comment certaines populations ont vécu un autre type de changement climatique. Nous sommes en Europe, au XVIIe siècle, au cœur de la période dite du "petit âge glaciaire" (du début du XIVe au milieu du XIXe siècle), marquée par un refroidissement du climat au nord de l'Atlantique et des hivers rudes et longs. Ses conséquences, à la fois sociales (les famines dues aux mauvaises récoltes) et environnementales (le gel des lacs et l'avancée des glaciers) ont été documentées, notamment par les artistes.
C'est en effet à cette période que l'on voit se développer la peinture des paysages hivernaux. Fleuves gelés, vallées enneigées, patinage sur glace : les maîtres hollandais de la Renaissance en font leur spécialité. La Scène sur la glace près d'une ville (1610) peinte par Hendrick Avercamp est caractéristique du genre (image ci-dessus). Le ciel nuageux et le sol gelé se répondent pour diffuser une lumière blanche et bleutée, tandis qu'une foule de personnages mouchette la vue de petites touches de couleurs plus vives : des pêcheurs ont découpé un épais bloc de glace pour trouver du poisson, plusieurs groupes de personnes bien emmitouflées avancent sur des traîneaux dont les patins dessinent des traits parallèles sur la glace. Les nuages sont généralement des stratus, ceux qu'on retrouve lors des temps froids et humides, mais sans précipitation, indique le géographe et géo-historien de l’environnement Alexis Metzger dans L’Hiver au Siècle d’or hollandais. Art et climat (Sorbonne-Université Presses, 2018).
D'autres peintres, comme Pieter Brueghel l'Ancien, Jacob van Ruisdael ou Jan van Goyen ont livré des scènes similaires célébrant les activités du grand froid et les paysages enneigés. Alexis Metzger a voulu savoir si ces œuvres étaient l'exact reflet de la manière dont ces populations vivaient, en analysant ce corpus de toiles hollandaises à la lumière de la météo. "On a une pluralité de sources (lettres, témoignages…) pour comprendre ces modes d'adaptation à des quotidiens qui étaient plus froids durant le petit âge glaciaire. Grâce à ces sources, on peut essayer à la fois de comprendre la perception qu'avaient les sociétés à l'époque du climat et les représentations qu'elles ont suscitées ou qu'elles ont accompagnées dans des images", explique-t-il dans La Fabrique de l'histoire, en 2019.
D'après les récits d'époque, les Hollandais étaient effectivement adeptes des activités sur glace. Quant aux sources documentant les conditions climatiques, provenant notamment de "météophiles" qui répertoriaient quotidiennement le temps qu'il faisait et les jours de gel, elles indiquent que le début du XVIIe siècle fut effectivement marqué par des hivers très froids récurrents, mais loin d'être systématiques :
Les peintres privilégient un certain type de temps en hiver, qui est le type de temps très froid qui permet le patinage où les cours d'eau sont gelés alors qu'en fait, les sources écrites montrent une variabilité climatique quand même importante ; il ne gelait pas tous les hivers de façon à ce que les cours d'eau soient complètement gelés. Alexis Metzger
Ces toiles révèlent un désir de consacrer une sorte d'image d'Epinal de la Hollande sous la neige, avec des scènes joyeuses où toutes les classes sociales se retrouvent patins aux pieds, chassant sous les flocons de neige ou pêchant sous la glace. Selon le géographe, il s'agi d'une part, de célébrer via un paysage caractérisé une identité nationale qui se distingue de l'Espagne ennemie où les paysages sont verts, chauds et sombres (comme la " Vue de Tolède" réalisée par le Greco en 1599). D'autre part, "peindre l'eau gelée, c'est aussi montrer une eau maîtrisée, sans danger, alors que la Hollande est vulnérable à la montée des eaux et aux inondations".
Miroirs déformants de la réalité - oui, le petit âge glaciaire a existé, mais tous les hivers n'étaient pas aussi rudes -, ces images montrent la manière dont un peuple a choisi de se représenter en adoptant un type de paysage et de climat. Que pourront déduire de nos conditions climatiques les historiens des siècles futurs, s'interroge Hervé Gardette ? Son hypothèse, non plus des images sacralisant un éternel hiver comme celles du Siècle d'or, mais des photographies Instagram toutes aussi partielles, célébrant l'extrême binarité des saisons été/hiver :
"Pour se documenter, ils iront puiser à la source la plus abondante en matière d’iconographie : non pas dans les collections des musées mais dans nos propres galeries de photos, nichées dans la mémoire de feus nos téléphones portables (...) Qu’y découvriront-ils ? Un monde où il faisait toujours beau pendant les vacances d’été, où il y avait toujours de la neige pendant celles d’hiver. Beaucoup de soleil, très peu de pluie. Des visages en gros plan sur fond de ciels lumineux, de rares nuages jamais menaçants, des verres de Spritz et des orteils en éventail. (...) Sur Instagram, le changement climatique n’est pas documenté. (...) Ne vous fiez pas à nos soleils trompeurs." Hervé Gardette
Des majestueux glaciers aux flaques de glaces fondues
L'autre phénomène important du petit âge glaciaire est l'avancée des glaciers. Au XVIIe siècle, ceux des Alpes progressent rapidement, menaçant les villages alentour. Les peintures et croquis des artistes à l'époque fascinés par ces paysages, ont permis à une équipe de chercheurs suisse d'appréhender les évolutions des glaciers alpins du XVIIe siècle au XIXe siècle, aujourd'hui bien amenuisés. L'étude montre que le bas glacier de Grindelwald s'est étendu d'au moins six fois sa taille pour atteindre le bas de la vallée. Idem pour la Mer de Glace en Haute-Savoie, qui s'est avancée continuellement jusqu'à toucher la vallée de Chamonix. On pouvait alors admirer le Glacier des Bois, qui a aujourd'hui disparu.
A l'époque, notent les chercheurs, "la perception des glaciers dans les premiers temps était dominée par la peur. Au siècle des Lumières et plus tard au XIXe siècle, cela s'est transformé en fascination."
Le peintre paysagiste suisse Caspar Wolf a été l'un des grands portraitistes de ces gigantesques blocs de rochers alpins. S'aventurant dans les hautes Alpes, escaladant même le Bänisegg (2 040 mètres) au-dessus du glacier inférieur de Grindelwald, Wolf nous offre dans ses toiles une vision des grottes de glaces qui évoluent sur le front du glacier. "Ses chefs-d'œuvre montrent de manière impressionnante comment les paysages glaciaires peuvent être présentés scientifiquement, mais aussi artistiquement idéalisés", expliquent les auteurs de l'étude. Face à ces créatures glaciaires, séracs sculptés et pinacles de gel, les humains sont bien petits (voir image ci-dessus). D'ailleurs, on les voit à peine, en bas à droite de la toile, écrasés dans une perspective diagonale par l'imposant et menaçant glacier de Grindelwald bleu-vert. Une scène littéralement sublime. Aujourd'hui, ces paysages sont tout à fait différents :
- "Depuis 1855-56, le glacier inférieur de Grindelwald a perdu environ 32 à 41 % de sa longueur (en 2014) et environ la moitié de son volume (…) Les années qui ont suivi la fin du petit âge glaciaire ont été dominées par une fonte des glaces dramatique, surtout après 2000."
Le contraste est également saisissant quand on compare les toiles paysagères des peintres aventuriers du XIXe siècle qui, comme l'Américain Frederic Edwin Church, naviguaient pendant des semaines vers l'Arctique parmi les blocs de glaces pour peindre d'immenses et indomptables icebergs, et les œuvres contemporaines qui reprennent le motif glacier pour en exprimer désormais la fragilité. Pensons à "Ice Watch" de l'artiste danois Olafur Eliasson réalisée en 2014 à Copenhague, puis à Paris en 2015 et Londres trois ans plus tard : une douzaine de blocs de glace fondants à la vue des passants, issus des eaux du fjord Nuup Kangerlua au Groenland, dans lesquelles ils fondaient après s'être séparés de la calotte glaciaire (images ci-dessus). Entre les deux œuvres, un siècle et demi s'est écoulé.
Dans les couchers de soleil, la pollution du ciel en aquarelle
Il n'y a pas que dans la glace fondue, vanité contemporaine qui nous rappelle la fragilité des monstres de glace magnifiés par les peintres du passé, que l'on peut appréhender les bouleversements environnementaux. C'est en effet à partir d'un autre topos de la peinture de paysage, le coucher de soleil, qu'une équipe de chercheurs grecs et allemands ont travaillé sur l'évolution des niveaux de pollution atmosphérique des cinq derniers siècles. Dans une étude publiée dans la revue "Atmospheric Chemistry and Physics", en 2014, ils montrent que les couleurs utilisées pour représenter le crépuscule par les grands peintres paysagers, permettent d'estimer la pollution atmosphérique, en particulier au moment des grandes éruptions volcaniques.
En 1815 a lieu la plus puissante et la plus lourde en termes de bilans humains et climatiques du dernier demi-millénaire : l’éruption du volcan indonésien Tambora. Elle est si intense que les gaz rejetés dans l'atmosphère parcourent le monde, formant des sortes de petits écrans solaires. En Europe, la température moyenne chute de 3 degrés en 1816, on parle alors d'une "année sans été". Ces particules aérosols en suspension dans l'atmosphère qui diffusent la lumière du soleil vont donner naissance à de vibrants couchers de soleil d'un orange-rouge plus vif, près de trois ans durant après l'éruption. Leurs spectacles nous sont notamment parvenus grâce aux célèbres toiles du grand aquarelliste britannique J. M. W. Turner.
Grâce à l'examen numérique de centaines de grandes toiles de couchers de soleil réalisées entre 1500 et 2000 (dont celles de Rembrandt, Rubens et Turner), une période lors de laquelle ont eu lieu plus de cinquante grandes éruptions volcaniques à travers le monde, les scientifiques ont tenté de corréler l'utilisation des pigments rouges et ces éruptions. L'équipe de Christos Zerefos a ainsi montré que la présence de rouge dans les tableaux de coucher de soleil réalisés entre 1500 et 1900 était liée à la quantité de particules aérosols (en l'occurrence, des cendres volcaniques) diffusées dans l'atmosphère.
Pour confirmer cette hypothèse selon laquelle les couleurs choisies pour représenter ces couchers de soleil peuvent fournir une estimation des niveaux d'aérosols dans l'atmosphère, les chercheurs ont fait un autre test. Ils ont demandé au peintre de paysages grec Panayiotis Tetsis de peindre deux couchers de soleil sur l'île grecque d'Hydra en juin 2010 : le premier lorsqu'un nuage de poussières sahariennes passait au-dessus et le second après le passage du nuage. À nouveau, l'équipe de scientifiques a constaté que les rapports rouge-vert des peintures correspondent aux mesures de la quantité de particules de poussière dans l'air.
- "Nous voulions proposer des moyens alternatifs d'exploiter les informations environnementales de l'atmosphère du passé dans des endroits où, et pendant des siècles, les mesures instrumentales n'étaient pas disponibles." Christos Zerefos, professeur de physique atmosphérique à l'Académie d'Athènes en Grèce.
L'évolution des littoraux d'un trait de pinceau
Comment les paysages côtiers ont-ils été affectés par l’activité humaine et les changements environnementaux au cours du temps ? Si nous disposons aujourd'hui de technologies comme les relevés GPS pour suivre l'évolution des zones côtières, elles ne permettent pas forcément d'appréhender certains phénomènes anciens. Là encore, les œuvres d'art peuvent constituer une ressource intéressante pour les scientifiques. Pour comprendre la transformation des littoraux bretons et normands au cours des derniers siècles, certains d'entre eux se sont appuyés sur des peintures de paysages maritimes.
Edwige Motte, géographe, en a fait son sujet de thèse : l'utilisation des œuvres d'art antérieures au XXe siècle pour constater les changements géomorphologiques du littoral . Collectant près de 200 documents, des toiles marines comme des cartes postales de la fin XIXe siècle, elle a étudié l'évolution du trait de côte et de l'estran (la partie du littoral située entre les limites des hautes et des basses marées) de la Rance maritime, entre Dinan et Saint-Malo. L'idée : identifier l'emplacement géographique des paysages peints, le point de vue adopté, et comparer ces vues anciennes avec les paysages actuels, afin de mesurer les changements intervenus sur le littoral. Parfois, la plage a tout simplement laissé place à une rue. Un véritable travail d'enquête donc, qui a parfois nécessité le recueil de témoignage des habitants pour retrouver, par exemple, la localisation exacte de la vue du phare représenté sur le tableau de Georges Seurat (image ci-dessus).
Cette méthodologie avait été initiée par les Britanniques pour le projet Arch-Manch : une initiative visant à trouver, grâce à l'archéologie et le patrimoine artistique côtier, des outils utiles à la gestion du littoral et à la prévision du changement climatique, de part et d'autre de la Manche. Mais si les peintres britanniques du XIXe siècle ont un trait précis, de ce côté de la Manche ce sont les impressionnistes qui ont pris les littoraux bretons et normands pour sujet, ce qui rend parfois l'identification plus difficile. Pour affiner son étude, la géographe a croisé les sources (cartes, comptes-rendus d'expédition et même des poèmes !) et a également réalisé des prélèvements de terrains.
A l'issue de ses recherches, la géographe a confirmé qu'au cours des deux derniers siècle, le littoral a subi des changements liés à des phénomènes naturels (comme l'accumulation de sédiments ou l'érosion du socle rocheux des falaises crayeuses de Normandie), mais aussi - et majoritairement d'ailleurs - liés aux actions anthropiques : l'urbanisation ou l'arasement des reliefs. Du rivage à la mer, évoquons aussi rapidement l'étude de Dario Camuffo, chercheur à l'Institut du climat et des sciences de l'atmosphère de Padoue qui, selon une méthode similaire, s'est appuyé sur des représentations de Venise peintes avec précision grâce à la technique de la camera obscura par Véronèse, Canaletto ou Bellotto, pour retracer l'évolution du niveau des eaux de Venise, aujourd'hui menacée par la hausse de la mer due au réchauffement climatique.
Alors oui, ces représentations ne sont pas toujours l'exact reflet de la réalité et n'atteignent pas la précision des relevés de terrain tels qu'on peut les pratiquer aujourd'hui. Mais c'est justement parce qu'elles ne se substituent pas à ces techniques qu'elles apportent un témoignage unique sur la façon dont ont été vécus ces paysages et les changements environnementaux qui les ont affectés.
Aujourd'hui, les artistes contemporains se sont emparés de cette question, via ce qu'on a appelé le land art ou l'art écologique. A chaque COP désormais son lot d'œuvres éloquentes sur la situation environnementale ( et parfois bien peu écologiques elles-mêmes), souvent à la croisée des arts et des sciences. En 2018 par exemple, le plasticien Michael Pinsky réalisait "Pollution Pods", une installation de cinq dômes dans lesquels étaient chimiquement simulés différentes conditions atmosphériques : l'air peu pollué de Tautra en Norvège dans le premier dôme, puis ceux de moins bonne qualité de Londres, New Delhi, Pékin et Sao Paulo. Cette fois, nul besoin de chercher dans une image l'indice des conditions atmosphériques, puisqu'en quelque sorte, ce sont elles qui font œuvre. Reste à savoir si ce type d'installations artistiques deviendra à leur tour une source pour les futurs historiens du climat.