Sans argent point de grève qui dure dans le temps ? Il y a 150 ans, alors que cristallisait le mouvement ouvrier, il était courant d'appeler à la rescousse les travailleurs de Belgique, de Suisse ou d'Angleterre pour tenir. Retour sur les flux monétaires aux débuts de la Première internationale.
Imaginez vous les orthophonistes français, mobilisés mais peu médiatisés depuis le mois de décembre, en appeler expressément à la solidarité de leurs confrères belges ? Ou encore les grévistes de la ligne 6 de la Ratp, dans le métro parisien, lancer un appel aux conducteurs du tramway lisboète ou berlinois pour venir abonder leur caisse de grève après 45 jours d’un conflit dur, et autant de retenues de salaire ?
Il y a cent-cinquante ans, l’idée n’aurait rien eu d’exotique, et des appels aux dons se seraient même hissés en Une des journaux, comme on peut le découvrir en plongeant dans les archives de la presse du XIXe siècle, sur Gallica. Ainsi, à une époque où les salaires ouvriers étaient encore souvent journaliers, sans garantie, irréguliers, et où il était courant de voir les patrons infliger des amendes à leur personnel à l’atelier, cette solidarité financière transnationale était cruciale pour faire tenir une grève.
Elle reste centrale pour comprendre en finesse l’élan (mais aussi les ressources) qu’a supposé l’essor du mouvement ouvrier au dernier tiers du XIXe siècle. Dans le chapitre d’un ouvrage collectif publié en 2018, Arise Ye Wretched of the Earth (accessible librement sur internet par ici mais en anglais) l’historien Nicolas Delalande rappelle que le contexte dans lequel s’est constituée l’Association internationale des travailleurs (AIT) est, plus globalement, un contexte de mondialisation tous azimuts. Qui concerne aussi bien les idées, le commerce, l’information, les biens culturels… que les ressources militantes et la main d'oeuvre. D’emblée, l’AIT qui naît à Londres en 1864 (et qu’on a rapidement appelée “l’Internationale” en France et à laquelle adhéraient seulement des hommes), s’est constituée comme un moyen de construire et de densifier les relations transfrontalières entre subalternes.
Le nerf de la guerre sociale
Concrètement, ces échanges transfrontaliers ont très vite consisté en des moyens sonnants et trébuchants : outre des idées et quelques figures tutélaires qui se réunissent en Suisse, en Belgique ou en Grande-Bretagne, c’est de l’argent qui voyage, levier de la guerre sociale qui se structurait à mesure que le mouvement ouvrier cristallisait. Dans les archives du tout premier congrès de l’Association internationale des travailleurs, qui a eu lieu à Genève en 1866, on piste très largement ce souci d’une démarche concrète, tangible, et donc monétaire, chez bien des membres des différentes délégations nationales. Et on comprend ainsi que, très tôt, ils entendaient éviter de se payer de mots ou de sentiments angéliques. Tandis que la Première internationale trouve sa devise (“L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes”), c’est ainsi très vite d’argent qu’on débat, au-delà des discours de fraternisation.
C’est même un ressort important de légitimité, dans le monde ouvrier : comme Eugène Varlin tirera une large part de la sienne dans sa capacité à lever de l’argent, c’est la respectabilité de l’association internationale des travailleurs, et sa capacité très concrète à peser, qui est en jeu dans ces flux financiers. Et ce sera d’ailleurs à cela qu’on distinguera l’AIT d’autres mouvements qui lui préexistaient, comme le soulignait déjà en 2014 l’historien Fabrice Bensimon dans l’article “L'Internationale des travailleurs”, publié dans la revue historienne Romantisme, spécialisée sur le XIXe :
L’AIT continue de s’appuyer sur des modalités déjà établies auparavant : réseau de correspondants, journaux, traductions de textes en plusieurs langues. Mais à la différence des Fraternal Democrats ou de l’Association internationale, elle ne cantonne pas ses activités à la propagande ou à l’éducation. Sa dynamique tient à la multiplication de luttes ouvrières, des grèves en particulier, en Grande-Bretagne, en France, en Belgique ou en Suisse, au cours des années 1860. Souvent, elle n’y joue pas de rôle incitateur direct, mais elle organise des collectes, envoie de l’argent aux grévistes, lance des appels à la solidarité ouvrière, et elle engrange les adhésions.
On notera ainsi les flux d’argent conséquents qui franchissent les frontières aux débuts du mouvement internationaliste pour soutenir et, bien souvent, relancer des conflits sociaux à l’étranger. Il existe de nombreuses traces de ces caisses de grève transfrontalières, preuves tangibles d’une fraternisation des classes populaires à saute-mouton : à Paris, un peu moins d’un millier d’ouvriers mégissiers tiennent six mois en grève grâce à l’argent qui leur arrive de Bruxelles après une collecte de la section locale des internationaux belges. En Suisse, c’est l’argent français levé dans la presse par Varlin et une trentaine de figures du mouvement ouvrier français qui prolonge la grève entamée début 1869 par les ouvriers à Bâle. Et dès février 1867, alors que l’AIT n’a pas trois ans, c’est Zéphirin Camélinat, un ouvrier français de 27 ans, fils d’un vigneron de l’Yonne, que les syndicalistes britanniques voient débarquer outre-Manche dans l’espoir de trouver de l’argent : une grande grève vient de partir très fort, chez les ouvriers bronzeurs, et les liquidités manquent pour la faire durer.
Ce sont autant d’allers retours, d’argent et parfois d’hommes, qui construisent aussi des liens concrets dans le monde ouvrier, par-delà les frontières étatiques. Et autant d’alliances qui seront réactivées au fil de l’histoire de la gauche en Europe, par exemple lorsque les Communards, qui parviendront à échapper à la Semaine sanglante, prendront la fuite pour s’installer, avec l’aide des internationaux locaux, en Suisse ou encore en Angleterre. Justement comme le fera ce Zéphirin Camelinat, réfugié à Londres après la défaite de la Commune et condamné par contumace à la déportation.
De l'argent contre des jaunes
On voit ainsi émerger une forme de culture collective où les frontières semblent se flouter, et même devenir un levier. C’est le cas lorsqu’une de ces collectes prend corps, symétrique, dans le répertoire ouvrier du recrutement, par le patronat, de main-d’oeuvre étrangère comme ce fut par exemple le cas durant une des plus longues grèves que connut Lyon à la fin du XIXe : à l’afflux de “jaunes” répond l’afflux d’argent… qui permet de faire tenir d’autant plus longtemps la mobilisation (même si les ouvriers grévistes n’ont alors aucune certitude de retrouver leur emploi à l’issue du mouvement, malgré la reconnaissance du droit de grève en 1864, avant que les syndicats ne soient légalisés).
Pourtant, Nicolas Delalande souligne les “débats récurrents” qui à l'époque germent quotidiennement autour cette question des flux financiers. Car il faut bien financer ce trésor de guerre dont on ambitionne de débloquer une partie pour soutenir tel ou tel conflit, à mesure que les rapports de force se tendent, et que la culture de la grève s’installe. Or l’unanimité autour des cotisations n’est ni cristalline, ni intuitive : l’idée d’un prélèvement sur l’entrée de tout un chacun dans une association qui, très massivement, recrute auprès de gens modestes, fait débat. C'est un genre d'épreuve du feu pointe l'historien, dans laquelle les délégués internationaux mettent finalement à l’épreuve leurs propres principes politiques :
Quelle contribution doit faire chaque membre ? Les mauvais payeurs doivent-ils être sanctionnés ? Un système de prêt pour soutenir la grève est-il possible à l’échelle de l’Europe ? Avec quelle certitude que les prêts seraient remboursés et réciproques ? Les travailleurs doivent-ils pouvoir être aidés moyennant un don, une souscription ou un prêt à taux zéro ?
Autant de questions qui se font jour, noir sur blanc, au fil des comptes-rendus et archives diverses de l’Association internationale des travailleurs alors en pleine maturation. La charge polémique est loin d’être mince : ces débats montrent, en filigrane, que des conceptions antagonistes de l’internationalisme s’opposent, entre ceux qui craignent de voir émerger une superstructure aussi figée qu’un Etat, et ceux qui entendent centraliser le mouvement pour l’encadrer, et lui donner du ressort. Et ces débats sont d’autant plus âpres que l’association n’est pas aussi riche que les gouvernements, et parfois la presse, ne semblent se l’être figuré à l’époque : Delalande rappelle combien Marx, chef de file de l’AIT à Londres jusqu’en 1872, s’amusait d’entendre parler d’un trésor de guerre là où lui savait toute la difficulté qu’ils avaient à récolter des fonds, et même le vaste flou qui régnait globalement sur le nombre réel des adhérents. Et on voit bien, quand on fouille dans les cartons d’archives de la Commune, que la période est suffisamment instable pour que la section parisienne de l’Internationale ait par exemple perdu de vue le suivi de ses cotisations.
Malgré tout, des adhésions sont centralisées et des dons parviennent de plusieurs pays pour abonder les finances de l’AIT afin que de l’argent transite lors des conflits sociaux, à une époque où la pratique des caisses de grève était plus familière qu’elle ne l’est aujourd’hui. Une vague de grève vigoureuse a par exemple secoué l’Allemagne entre 1869 et 1873, dont l’historien néerlandais Ad Knotter rappelle ( dans les Cahiers Jaurès, en 2015) qu’elle s’est carrément soldée par l’émigration de dizaines de familles jusque sur le continent américain. Une émigration qu'il avait bien fallu financer. A l’époque, Karl Marx s’était révélé trop mal en point au niveau pécuniaire pour financer depuis Londres la plupart de ces caisses de grève, et il avait passé le relais aux “frères” ouvriers du cigare à Anvers ou carrément… à New York.
Pour remédier à cette gestion baroque des finances, et à tous les dilemmes qui allaient sans s’éteindre, Karl Marx aurait bien voulu confier la gestion de l’association et les cordons de la bourse à Friedrich Engels, qui venait de rejoindre le conseil général de l’AIT en 1870. Pourquoi lui ? Probablement parce qu’il était fils d'industriels dans le textile, et avait été gestionnaire dans une vie antérieure. Mais Nicolas Delalande précise qu’Engels déclinera, arguant qu’il revenait d’abord aux travailleurs de gérer une prérogative aussi régalienne que les finances.
Pile et face : les deux facettes d'une pièce... d'argent
Pour autant, l’internationalisation des trésors de guerre qu’ont pu représenter, à plus ou moins grande échelle, les caisses de grève au XIXe siècle, ne doit pas masquer une réalité plus heurtée : un discours réellement xénophobe qui a pu se faire jour dans le monde ouvrier - y compris à la même période, et parfois de façon concomitante. Ainsi, on a, d’une part, des organisations syndicales puissantes qui se structurent après 1870, et qui cristallisent notamment autour de ces échanges d’argent. Elles se font connaître et apprécier du fait de cette capacité à lever des fonds, à nourrir des grèves dures, et à manœuvrer habilement avec la classe ouvrière à l'étranger. Et on a aussi, d’autre part, un discours plus fermé, empreint de protectionnisme ouvrier, et parfois franchement xénophobe, qui peut parfois s’installer au même moment, dans ce dernier quart du XIXe siècle - c’est par exemple toute la rhétorique sur “l’armée de réserve”, et la question de la concurrence des mains-d’oeuvre.
Une citation de Jean Jaurès, que la chercheuse Nancy Green exhumait dès les années 80 dans Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle Epoque (chez Fayard), permet de tenir ensemble ces deux réalités qui s’obscurcissent parfois réciproquement. La citation en question voyage souvent aujourd’hui, mais elle est souvent tronquée, et parfois lue à contre-emploi. Voici ce que déclarait Jaurès à la Chambre des députés le 17 février 1894 :
Nous protestons contre l’invasion des ouvriers étrangers qui viennent travailler au rabais. Et ici, il ne faut pas qu’il y ait de méprise : nous n’entendons nullement, nous qui sommes internationalistes, éveiller entre les travailleurs manuels des différents pays, les animosités d’un chauvinisme jaloux, non ; mais ce que nous ne voulons pas, c’est que le capital international aille chercher la main-d’œuvre sur le marché où elle est le plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français, et pour amener, partout dans le monde, les salaires les plus bas. C’est en ce sens et en ce sens seulement que nous voulons protéger la main-d’œuvre française contre la main-d’œuvre étrangère non pas, je le répète, par un exclusivisme d’esprit chauvin, mais pour substituer l’internationale du bien‐être à l’internationale de la misère.