Quand Ricœur dénonçait une certaine sélection à l'entrée de l'université

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Quand Ricœur dénonçait une certaine sélection à l'entrée de l'université

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Paul Ricoeur en 2002
Paul Ricoeur en 2002
© AFP - Philippe Matsas / Opale / Leemage

En 1964, Paul Ricœur se réjouissait de la massification en cours à l'université. Tous étudiants ? Le philosophe concédait qu'il fallait "contrôler et diriger" l'accès du plus grand nombre à la fac, mais refusait tout ce qui ralentirait la grande vague de démocratisation du supérieur.

Dans son article Faire l'université publié dans la revue Esprit en 1964, Paul Ricœur écrit que "la limitation  à l'entrée de l'université ne paraît ni souhaitable, ni possible". La suite, sous la plume du philosophe dont Emmanuel Macron se réclamera tant un demi siècle plus tard : 

Aucune prévision sérieuse portant sur la configuration des professions dans les échelons supérieurs d'activité économique ne permet de formuler une demande chiffrée dont on puisse dire qu'elle serait inférieure au contingent professionnel jeté dans vingt ans sur le marché du travail par l'explosion scolaire. Serait-elle souhaitable, cette limitation ne serait guère possible. La nécessaire démocratisation de l'Enseignement supérieure consisterait, dans une hypothèse de numerus clausus, à changer la composition sociale du corps des étudiants sans en changer le nombre absolu, de manière à ce que cette composition reflète celle de la nation. Il faudrait alors éliminer la moitié des enfants issus des couches dirigeantes, ce qui est un projet hors d'atteinte dans une société non contraignante comme la nôtre.

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Le Journal des idées
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A l'heure où il écrit ces lignes, Paul Ricœur n'est pas exactement le plus échevelé des philosophes marxistes - loin s'en faut. Pourtant, cette année où justement Bourdieu et Passeron publiaient Les héritiers, Ricœur pose en même temps qu'il faut une massification de l'enseignement supérieur, et que celui-ci doit être démocratisé et accessible. Et on comprend en lisant cet article que cette exigence de démocratisation s'oppose à la sélection.

A l'époque, Ricœur déplore la sélection à l'université parce que rien n'indiquerait que ces babyboomers se révéleraient trop nombreux sur le marché du travail une fois diplômés. Un demi-siècle plus tard, l'idée de pratiquer une sélection à la porte des facs a connu plusieurs retours. Mais elle n'avait sans doute jamais été aussi audible que depuis l'élection d'Emmanuel Macron en 2017, et les réformes portées par l'exécutif depuis. Certaines filières, comme STAPS ou psychologie par exemple, sont tellement engorgées, affirment-ils, qu'il est urgent d'insérer une processus de sélection permettant de digérer le "choc démographique" (+40 000 étudiants par an)

Aucun, cependant, ne fait de parallèle entre le nombre d'inscriptions en fac et les débouchés ultérieurs. Le sujet n'est pas là. Aujourd’hui, plus de 60% d’inscrits en première année ne terminent pas leur licence. Et c'est l'engorgement à ce niveau de la licence, que la réforme Vidal entend prendre à revers, davantage que l'hypothèse d'un nombre de diplômés excessif par rapport au marché de l'emploi. Parce que beaucoup des nouveaux inscrits terminent leur cursus dans la nature, sans diplôme, le gouvernement Philippe propose de limiter l'accès à la formation.

Aujourd'hui, l'Insee indique qu' à 21 ans, 43,4 % sont inscrits dans un établissement supérieur. A l'époque où le philosophe publiait ce réquisitoire en faveur de la démocratisation sans limite et de la massification, 7,1% des Français à l'âge de 21 ans étaient étudiants. Le chiffre venait de doubler en moins de dix ans. Mais Ricœur n'était pas pour autant angélique. En 1964, le philosophe concluait son texte dans Esprit par cette prophétie :

Si ce pays ne règle pas, par un choix raisonné, la croissance de son université, il subira l’explosion scolaire comme un cataclysme national.

Double détente

Pour Ricœur, il ne faut pas freiner l'accès du plus grand nombre à l'enseignement post-bac, mais encadrer l'accès à la recherche. C'est finalement une université à double détente qu'il esquisse dans cet article où il fait la part belle à "la diversification des filières" : parce que "la capacité d'encadrement croît moins vite que sa capacité brute d'accueil" Ricœur estime qu'il faut "contrôler et diriger" les parcours universitaires. Notamment en diversifiant les filières et en musclant l'enseignement professionnel, avance le philosophe:

Que toutes les Universités soient organisées sur le même type, qu'elles soient toutes de même niveau et qu'elles préparent toutes aux mêmes examens, deviendra de plus en plus insoutenable, à mesure qu'on se rendra compte que leur fonction essentielle n'est pas de fournir des professeurs à l'Enseignement secondaire, mais des cadres à l'ensemble de la nation. Je sais bien que l'inégalité du niveau de l'enseignement dans les différents établissements est contraire à la tradition égalitaire de notre institution, mais je crains que si on ne procède pas volontairement à cette réforme elle ne se fasse de manière anarchique et sournoise, et ne soit un facteur supplémentaire de désordre.

Et le philosophe de poursuivre, deux ans avant que les premiers IUT sortent de terre : 

Les mesures susceptibles de répondre au défi du nombre sont aussi celles qui peuvent sauver la fonction de recherche de l'Enseignement supérieur. Seule une institution qui oriente peut aussi sélectionner [...] Autant l'institution de masse doit être accueillante, variée dans ses options et soucieuse d'orienter plus que d'éliminer, autant la fonction de recherche requiert une sélection progressive et progressivement rigoureuse [...] Sous le nom de démocratisation, nous avons souvent mêlé deux projets : c'est une chose d'offrir à tous les sujets qualifiés des chances égales à tous les niveaux ; c'en est une autre d'aplatir, faute de sélection, tout l'Enseignement supérieur sur une instruction de masse distribuée à des publics hétérogènes.

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