Et s’il existait entre mondialisation et cultures locales des mouvements dialectiques un peu plus complexes que l’affrontement. Je voudrais prendre l’exemple d’Internet et des langues, et des langues menacées de disparition en particulier. On le sait, on estime à 7 000 le nombre de langues parlées aujourd’hui dans le monde, dont la moitié à peu près sont menacées à court terme. On estime qu’une langue s’éteint tous les 15 jours, avec son dernier locuteur. A chaque fois, c’est une culture qui disparaît, une manière de désigner le monde. Eh bien il est fort possible qu’Internet, dénoncé souvent comme outil de la mondialisation et de l’uniformisation soit le dernier espoir pour ces langues et donc ces cultures.
C’est assez contre-intuitif, tant une seule langue semble dominer les réseaux, l’anglais. Oui, c’est vrai, parce qu’il est la langue de la programmation informatique, et de beaucoup d’innovations, l’anglais domine. Mais dans les usages, sa part diminue chaque année, au profit d’autres langues comme le chinois, l’espagnol, ou le portugais, au point que les chercheurs anglophones les plus avertis commencent à s’en inquiéter, s’apercevant que tout un pan du savoir leur échappe, car produits dans des langues que les anglophones ne font pas l’effort de traduire. Bref, l’anglais ne sera pas la lingua franca de l’Internet et ce à quoi on assiste aujourd’hui sur les réseaux, c’est plutôt la création de vastes espaces linguistiques assez autonomes, construits chacun autour d’une langue forte.
Mais, me direz-vous, ce n’est pas pour cela qu’une petite langue locale peut résister. Certes. Mais l’Internet mobilise alors d’autres aptitudes. D’abord en permettant l’identification de ces langues. C’est rien, mais vous trouvez nombre de cartes des langues menacées qui vous permettent de visualiser où sont les langues en difficulté, combien il reste de locuteurs (où on s’aperçoit par exemple que ça concerne aussi des langues parlées en France ou en Californie). Ensuite, en permettant l’enregistrement de ces langues et des éléments culturels afférents. Il existe nombre de plateformes qui enregistrent ces langues menacées, qui filment les locuteurs. Ces plateformes peuvent être scientifiques mais pas seulement, Google a lancé il y a un an un gros projet d’identification et de préservation des langues en difficultés (oui Google, le grand méchant Google fait ça aussi). Et, parfois, les réseaux sociaux permettent de raviver une langue, et font apparaître de petites communautés linguistiques dans lesquelles se retrouvent les locuteurs locaux et des diasporas. Et si pour que ces communautés existent, li faut créer des logiciels d’adaptation des claviers, eh bien on trouve souvent un ingénieur pour l’écrire, et souvent gratuitement. Ici ou là fleurissent des dictionnaires sonores pour les langues non écrites et les logiciels de traduction cherchent à intégrer le plus de langues possible.
Et puis, dans sa structure profonde, Internet est un réservoir d’écriture. Souvenez-vous, il y a 30 ans, il n’y avait pas d’accents sur les claviers. Seuls les caractères de la langue anglaise existaient. Puis sont arrivés les accents français, le tilde espagnol, le tréma allemand, les caractères chinois. C’est-à-dire que des ingénieurs ont fabriqué un vaste répertoire de signes, du nom d’Unicode, qui a intégré progressivement de plus en plus d’écritures pour qu’on puisse les utiliser dans les ordinateurs et sur Internet. Au début, ça a été les langues les plus courantes, puis progressivement on a fait entrer des écritures plus rares, voire carrément plus utilisées du tout. Ainsi on trouve aujourd’hui dans Unicode des caractères cunéiformes ou des hiéroglyphes égyptiens.
Je ne dis pas que tout ça dessine un monde parfait, mais il est bien possible que la modernité n’aille pas dans un seul sens.