Qui a tué Pigalle ?

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Qui a tué Pigalle ?

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Prostituée à Pigalle à Paris, France, circa 1980.
Prostituée à Pigalle à Paris, France, circa 1980.
© Getty - Michel Folco pour Rapho

Argent, drogue, bourgeois... avec "Le Pigalle - Une histoire populaire de Paris", David Dufresne raconte l'histoire d'un grand nettoyage de ce quartier du XVIIIe arrondissement où les néons ont été remplacés par des épiceries bio et des agences immobilières qui vantent "un quartier populaire" mort.

Le film documentaire de David Dufresne diffusé ce mercredi 27 mars sur Arte (et déjà accessible en ligne) aurait aussi bien pu s’appeler “Qui a tué Pigalle ?” Trop croquemort, ce titre alternatif aurait-il été saturé par des odeurs de naphtaline rance ? Il aurait surtout été très mensonger : car on sait au fond de quoi Pigalle a fini par crever, et c’est bien de cela que nous parle David Dufresne durant 60 minutes.

Ce qui a tué Pigalle, c’est 

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  • la drogue
  • l’argent
  • et, sans doute aussi, la gauche

Mais l’évocation aigre-douce, ponctuée de très nombreux extraits de films (Duvivier, Zidi, Melville, Pialat…) et d’archives vidéos sur ce bastion du rock et des amours tarifés, n’est pas morbide. C’est plutôt le miroir un peu flatteur d’une histoire sociale de Paris qui n’emprunte pas rien au folklore mais qui déplie des trajectoires et des histoires pour raconter tout simplement la gentrification de la capitale - édifiante, et sans retour. Le sous-titre du documentaire est justement : “Une histoire populaire de Paris”. Le quartier sent aussi la pisse, mais quand l’auteur évoque des souvenirs “chauds, sales et humides”, ce n’est pas pour se réjouir des étalages d’épiceries bio qui ont remplacé les rabatteurs et les filles.

Bordel de la Gestapo, cabaret lesbien et local à poubelles

Pigalle est mort, vive Pigalle ? En voix off, Dufresne parle de “joyeuses funérailles”. Arrivé en 1986 à Paris à 18 ans, le journaliste a découvert Pigalle en 1988. Trente ans plus tard, le voilà qui replonge dans le quartier de sa jeunesse déniaisée à coup de gros son et de tables qui collent pour déflorer “120 ans de bohème en tous genres”. Le point de départ de son enquête dans le temps est le "New Moon", un ancien bordel de la Gestapo devenu cabaret lesbien, que lui a connu comme club de rock et auquel le journaliste a consacré en 2017 un livre, New Moon, Café de nuit joyeux (au Seuil).  

Devant notre écran, on suit Pierrot, un ancien du "New Moon", et au 66 rue Pigalle, là où vibrait le rock des années 80, on tombe sur un local à poubelles là où, dans des odeurs de transpiration, Laura officiait au vestiaire, à l'entrée. En fait, quand David Dufresne découvrait Pigalle, le quartier regardait déjà du côté de la pente. Tous les témoins qu’il nous présente situent le début de la fin dans les années 1970. Pas tant parce qu’on a envoyé au musée le temps où les peintres Cézanne, Monet et Sisley arpentaient le quartier, bientôt suivis par les jazzmen noirs américains qui charrient avec eux John Steinbeck ou Francis Scott Fitzgerald.

Duke Ellington dans un café à Paris, en 1948
Duke Ellington dans un café à Paris, en 1948
© Getty - Keystone / Gamma

Les années 70 envoient Pigalle au cimetière ou au musée (et c’est peut-être la même chose) parce qu’elles coïncident aussi avec un changement de paradigme, et d’échelle, pour la pègre parisienne. Christine, une reine de Pigalle hier, dit dans le film : 

Le quartier, il s’est quand-même perdu avec la came. Je trouve que la came a tout perverti. 

Elle dit aussi, “maintenant, je ne me reconnais pas”, et puis : 

Les plus belles années, je les ai passées ici, voilà. Avec cette protection, cette ambiance, avec ces odeurs. Des odeurs indescriptibles, des parfums mélangés, le goût du risque et, de temps en temps, le sang.

La légende d'origine de la photo qui date de la fin des années 1970 indique : "Chambre de passes à Pigalle dans les années 1970 à Paris, France."
La légende d'origine de la photo qui date de la fin des années 1970 indique : "Chambre de passes à Pigalle dans les années 1970 à Paris, France."
© Getty - Michel Folco pour Rapho

La qualité des filles qui baisse, et la came plus rentable

Le risque a changé d’échelle quand ceux que les deux anciens enquêteurs de “la Mondaine” interviewés appellent encore “les voyous” ont vu leur business en berne. Un temps, ces voyous historiques ont conservé à Pigalle, ici un club, là un bar “parce que sur la carte de visite, ça faisait bien”, disent les deux flics. Mais “le rapport n’y étant plus”, les clients se sont faits plus rares, “la qualité des filles a baissé”... et surtout, la blanche a tout emporté. Pas seulement les gens, même si beaucoup sont morts, mais aussi une certaine idée de la voyoucratie, qui a rapidement daté la délinquance sur laquelle s’était consolidé Pigalle.

Aucun voyou de haut vol dans l’enquête de David Dufresne à hauteur de trottoir, même si on comprend que certains furent familiers du "gang des Zemmour", à une époque où le Milieu était aussi l'affaire de Juifs. Mais l’histoire que le film déroule fait précisément écho à un livre qui vient de sortir le 15 mars, aux éditions Amsterdam : Le Vieux. Ce récit hétérodoxe est celui d’Azzedine Grinbou, qui décrit son territoire comme allant “de Genevilliers à Pigalle et de Paris à Lyon”

L’enfant du 9e arrondissement arrivé de Tunisie enchaînera à pas de course une adolescence dans les Hauts-de-Seine et 19 années de prison en tout, principalement pour des braquages. Jusqu'à ce jour, il n’a connu qu’un employeur à fiches de paye : le CNRS. C’est en effet dans le cadre d’un projet de recherche porté par le sociologue Michel Kokoreff, spécialiste notamment d’une histoire sociale de l’héroïne et fin connaisseur de la délinquance, que Grinbou a été rémunéré comme informateur privilégié. C'est son récit de vie, tiré d’entretiens ethnographiques menés par Kokoreff, qui sort aujourd’hui sous la forme de ce livre préfacé et ponctué par le sociologue. Et ce récit est aussi l’histoire d’une mue de la pègre, enfin délestée de pas mal d’oripeaux folkloriques, qui éclaire à point la transformation de la criminalité à Pigalle.

Une des photos d'un reportage sur la prostitution et la délinquance réalisé à Pigalle à la fin des années 70.
Une des photos d'un reportage sur la prostitution et la délinquance réalisé à Pigalle à la fin des années 70.
© Getty - Michel Folco pour Rapho

L'héroïne, de Belleville jusqu'aux Champs Elysées en passant par Pigalle

Ce monde des voyous (dont on mesure combien il est traversé par des logiques d’ascension sociale et de concurrence sur fond d’économie de marché et d'assignation raciale), passe justement dans les années 70 du trafic et du vol à la drogue avec l’arrivée de l’héroïne. Surtout dans l’Est et à Belleville d’abord, puis progressivement partout au nord de Paris, et, enfin, jusque sur les Champs Elysées où les clubs attirent désormais les plus belles de Pigalle dans une sorte de tectonique des peaux et des voyous.

C’est là, sur les Champs, dans des boîtes où un voyou capitalise en s'affichant avec une pute, qu’Azzedine Grimbou sort et affiche son leadership ; c’est là aussi que les malfrats de Pigalle les plus en veine ont migré à mesure que le trafic de drogue apparaissait plus rentable - le début de la fin, pour Pigalle. Si la géographie parisienne de Grinbou excède le tout petit kilomètre carré de Pigalle, son histoire et la manière dont il la raconte complètent utilement l’évocation plus impressionniste de David Dufresne. Reprenant la parole, Michel Kokoreff précise qu’après une première vague de diffusion de l’héroïne après 1968, “une seconde survient dans les années 80. Une véritable hécatombe collective s’ensuit : plus de 50 000 morts selon les estimations disponibles.”

Dans le film de David Dufresne, le socialisme parisien apparaît comme un autre fossoyeur du Pigalle d’hier. Quand Dufresne arrive dans ce coin du XVIIIe arrondissement parisien en 1988, Paris en est encore à son tout premier maire, Jacques Chirac. Jean Tiberi lui succèdera en 1995 (un seul mandat), avant que Bertrand Delanoë ne devienne le tout premier maire socialiste de la capitale, en 2001. Une époque de grand nettoyage, déjà amorcé avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand vingt ans plus tôt, pour les témoins qui évoquent la chasse au tapin, et une certaine obsession pour des odeurs de propre.

Dans un café de Pigalle, à Paris, à la fin des années 70
Dans un café de Pigalle, à Paris, à la fin des années 70
© Getty - Michel Folco pour Rapho

Au tournant des années 2000, Pigalle passait pourtant encore pour un lieu canaille - un quartier “interlope”, dit le cliché. Aujourd’hui, un seul cinéma X survit dans le quartier : c’est l’Atlas, “qui fait le fier” dit le réalisateur. Un mausolée dans un épicentre du grand nettoyage ? Il y a trente ans, Eliane faisait le trottoir “pile en face du New Moon”, dont elle avait d’abord craint que la clientèle venue écouter la Mano Negra, Bérurier noir ou les Wampas au 66, rue Pigalle, ne fasse fuir “le client un peu timide”.

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59 min

Aujourd’hui, Eliane continue son métier sur internet, même si elle est peut-être la première étonnée. Mais “ce n’est plus Pigalle : une fille ne pourrait pas se mettre dehors à l’heure actuelle.” Ou plutôt… “elle pourrait, mais il n’y aurait pas les gens pour, qui passaient pour ça. Au contraire, je pense qu’une fille qui se mettrait dehors maintenant, se faire moquer d’elle par les bobos qui habitent le quartier.”

Odeurs de propre et jazz d'avant-garde

Cette histoire d’odeurs de propre épouse l’histoire de la gentrification parisienne, et n’a pas rien à voir avec la politique municipale, dans un arrondissement où la liste d’union de la gauche a remporté les dernières élections municipales avec 62% des suffrages exprimés, en 2014. On la comprend mieux si l’on suit l’histoire du jazz à Paris que racontait le sociologue Wenceslas Lizé dans Actes de la recherche en sciences sociales, en 2010, avec “Le goût jazzistique en son champ - L'espace parisien de la jazzophilie”. Dans cet article passionnant, Lizé montrait combien, en choisissant de miser sur des lieux dédiés au jazz dit “alternatif” via des subventions, un tissu associatif, les pouvoirs publics avaient contribué à privilégier un certain jazz prisé des milieux à fort capital culturel. 

Ainsi, à l’échelle de Paris, le 18eme arrondissement est un des quartiers qui compte le plus de lieux de jazz, parmi lesquels tous ceux qui ont ouvert à la fin des années 1990 et au début des années 2000 affichent une préférence pour une forme d’avant-garde. En consacrant ce jazz-là, réputé plus expérimental mais surtout plus savant car moins tourné vers “les standards”, les pouvoirs publics ont aussi solidifié une clientèle d’élite, dont on comprend qu’elle a pu se plaire à s’encanailler dans un Paris qui n’avait plus d’interlope que le nom. 

Le 20 juillet 1948, l'arrivée de Duke Ellington à la gare du Nord à Paris
Le 20 juillet 1948, l'arrivée de Duke Ellington à la gare du Nord à Paris
© Getty - Gamma Keystone

Avec cette histoire du jazz bien loin du temps où le Pigalle de Ada Smith et Duke Ellington passait pour “Harlem à Montmartre”, Lizé décrit au fond une histoire-géographie de la gentrification_._ Car c’est bien d’argent, au fond, qu’il est question à travers la mort de Pigalle dont nous parlent tous les témoins que David Dufresne nous présente. Non pas que l’argent n'était pas central, à Pigalle, du temps des voyous et des femmes d’affaires aux manettes des cabarets. Mais aujourd’hui, cet argent qui a une odeur de propre est celui du ticket à la caisse de l’épicerie “Bio c bon”, qui au 9, place Pigalle, a remplacé "Le Narcisse" et encore avant, “La Nouvelle Athènes”, où Jean Renoir racontait que son père et ses amis peintres ou écrivains aimaient à s’attabler. Deux tableaux au moins conservent cette trace évaporée : La Prune de Manet, et Dans un café, un tableau d'Edgar Degas souvent rebaptisé L’Absinthe

Si les deux dernières chambres de bonnes des prostituées du quartier se sont vendues cher récemment, c’est parce que des agences immobilières vantent à prix fort “SoPi”. Un marketing conquérant aimerait voir ce label (la contraction de “South Pigalle”) remplacer le bon vieux “Pigalle”. Dans le film, deux spécialistes de l’immobilier dans le quartier expliquent qu’un marché a été clairement proposé aux mohicans du quartier, parmi ceux qui avaient conservé quelque bar à hôtesses. 

Ce marché tient en peu de mots, “vendre ou fermer”, et raconte combien la tolérance relative qui entourait des pratiques historiques pour arnaquer le passant a opportunément pris fin avec l’arrivée d’une nouvelle clientèle. Main dans la main, pouvoirs publics, force de l’ordre et commerçants d’un nouveau genre se découvraient ainsi un intérêt commun : faire survivre le folklore d’un quartier populaire… pour mieux le vider de ses classes populaires. Un agent immobilier du quartier résume l’équation qui prend des allures d’épitaphe :

Le neuvième plait, "SoPi" plait. Les gens ont envie de vivre ici. Clairement, ça fait bien d’habiter un quartier populaire.