Qui contrôle les médicaments ? Une histoire des agences sanitaires

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Qui contrôle les médicaments ? Une histoire des agences sanitaires

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Qui contrôle les médicaments ?
Qui contrôle les médicaments ?
© Getty - Malte Mueller

Les questions suscitées par les vaccins anti-Covid mettent en avant le rôle des agences de sécurité sanitaire. Comment le contrôle des traitements thérapeutiques est-il devenu l'affaire des pouvoirs publics ? Retour sur une histoire marquée par des innovations scientifiques mais aussi des scandales.

La France se prépare à injecter ses premières doses de vaccin contre le Covid-19 dès le mois prochain, alors que plusieurs candidats vaccins sont toujours examinés par le Comité des médicaments à usage humain (CHMP) sous la tutelle de l'Agence européenne des médicaments (EMA), récemment victime d'une cyber-attaque. La maladie n'étant connue que depuis un an, cette campagne de vaccination suscite des interrogations. Celles-ci portent notamment sur les procédures de contrôle par les organisations sanitaires qui, actuellement, travaillent en temps réel pour accélérer la délivrance des autorisations de distribution de ces "médicaments innovants". Qui contrôle ces traitements thérapeutiques nouveaux ? Comment et depuis quand assure-t-on la sécurité sanitaire des médicaments ? 

Dès les origines de la médecine, on a pensé le traitement en même temps que son risque : le pharmakôn antique désignant à la fois le remède et le poison. Mais le médecin qui fait le serment de ne "pas administrer la mort délibérément", n'est pas le seul décisionnaire en matière de traitement thérapeutique. Aujourd'hui, la sécurité sanitaire s'organise autour de nombreux acteurs : des agences du médicament qui analysent l'efficacité et la sécurité des produits afin d'en autoriser la distribution, mais aussi des structures de "pharmacovigilance" qui ont pour mission de surveiller la survenue d’effets indésirables provoqués par les médicaments commercialisés. La prise de conscience de la nécessité de mettre en place un tel système est le fruit d'une longue histoire, marquée par une politisation de la santé publique, des innovations scientifiques, mais aussi de graves scandales sanitaires. 

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Séparer le médecin du pharmacien et les médicaments seront bien gardés

Avant que ne soient créées les agences de sécurité du médicament telles que nous les connaissons, le souci de la qualité des produits thérapeutiques s'est d'abord manifesté par la distinction entre la personne qui crée le remède et celle qui l'administre. "L’édit de Salerne, promulgué en 1241 par Frédéric II dans tout le Saint-Empire romain germanique, instaure la différenciation rigoureuse [de l'apothicaire] et la profession de médecin", notent l'anthropologue Rose-Anne Foley et les médecins-pharmacologues Thierry Buclin et Françoise Livio dans un article paru l'an dernier dans la revue Anthropologie & Santé

Les règles qui distinguent ces métiers respectifs sont encore en vigueur de nos jours pour l’essentiel. Elles visent alors à protéger la santé du public en assurant d’une part un degré satisfaisant de formation pour les praticiens de ces deux arts, et d’autre part une séparation claire des intérêts du prescripteur d’avec ceux du fournisseur de médicaments

Tandis qu'il incombe au médecin d'établir un diagnostic, de prescrire des soins et de suivre l'état du malade, l'apothicaire est quant à lui responsable de la qualité des remèdes qu'il commercialise. Mais pendant longtemps, les remèdes sont rares et les médecins titrent la posologie de fortes substances comme la quinquina, le mercure ou l'arsenic, en jaugeant l'efficacité de celles-ci en fonction des signes d'intoxication. "Le patient n’a d’autre choix que de supporter ces effets secondaires comme prix à payer pour sa très éventuelle guérison", écrivent l'anthropologue et les médecins pharmacologues. S'installe alors l'idée d'une "souffrance rédemptrice" face à la maladie liée aux forts effets secondaires des produits utilisés.

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La police des médicaments

Au cours du XIXe siècle, la qualité des produits pharmaceutiques devient une véritable préoccupation des pouvoirs publics. En France, une "police des remèdes" voit le jour, sous la tutelle du ministère du Commerce. Elle lutte contre le charlatanisme et la contrefaçon, interdit les "remèdes secrets", et doit faire respecter la déclaration de la composition des médicaments, associée à un Codex national de référence. "[Cette police sanitaire] témoigne d’une conception de la protection de la santé publique comme une prérogative régalienne, héritée de l’Ancien Régime. Elle traduit également un souci de l’ordre social, qui se manifeste avec le plus d’éclat dans la qualification de maladies, telles que la tuberculose et la syphilis, comme des fléaux sociaux", explique la professeure d'histoire des sciences et des techniques Sophie Chauveau dans un article consacré à la genèse de la sécurité sanitaire publié dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine, en 2004. 

Avec le concours de l'Académie de médecine qui examine les formules des produits, on commence à réguler la délivrance des médicaments. En 1854, les pharmaciens sont par exemple tenus de garder sous clef un certain nombre de substances vénéneuses dont la vente est surveillée par l'inscription dans un registre. En 1881, paraît le premier ouvrage médical dédié aux effets indésirables des médicaments, sous la plume du pharmacologue allemand Louis Lewin : "Il donne des conseils de prudence et de prise en charge, sans faire toutefois mention d’une prévention envisageable au niveau de la collectivité. L’ouvrage, réédité plusieurs fois, aura eu le mérite d’attirer l’attention des praticiens sur le médicament comme cause propre de pathologies", expliquent Rose-Anne Foley, Thierry Buclin et Françoise Livio.

L'évaluation sanitaire des produits se renforce au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, marquée par l'industrialisation pharmaceutique. "L’utilisation de substances fournies par la chimie organique nécessite en effet des contrôles et des analyses permettant de vérifier la nature et la pureté de ces produits", explique l'historienne des sciences et des techniques. De plus, l'étiquetage des produits par les fabricants se normalise (avec la mention des substances actives notamment). Cette procédure permet à la fois "d’individualiser le produit et de le rendre aisément reconnaissable auprès des malades et des médecins", et "de contrôler l’exactitude des déclarations du fabricant quant à la formule de son produit", souligne l'historienne. Avec l'augmentation de l'offre de médicaments, les industriels pharmaceutiques se font les "experts de la qualité des spécialités et des moyens de la garantir." Progressivement, ces derniers prennent plus de poids dans les décisions prises par les pouvoirs publics en matière de protocoles de contrôle sanitaire des médicaments.

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Le poids des scandales sanitaires

Une affiche publicitaire britannique vantant les mérites de médicaments de la compagnie Kuro contre l’insomnie et pour la relaxation des nerfs. Cette lithographie date de 1907.
Une affiche publicitaire britannique vantant les mérites de médicaments de la compagnie Kuro contre l’insomnie et pour la relaxation des nerfs. Cette lithographie date de 1907.
© Getty - Fototeca Storica Nazionale

En 1941, un premier pas législatif concernant la vente des médicaments est fait en France avec la mise en place d'une directive qui "soumet la spécialité pharmaceutique à un contrôle préalable constaté par un visa du secrétaire d'État à la Santé, sur proposition du Comité technique des spécialités." Jusqu'alors, la mise en vente d'une spécialité pharmaceutique n'était soumise à aucune formalité particulière. Il existait bien un Laboratoire national de contrôle des médicaments délivrant un certificat de conformité au fabricant (requis lors de l'exportation des produits français à l'étranger), mais le contrôle par cet organisme n'est pas obligatoire. 

Mais alors que se généralise l'accès aux soins (notamment grâce à la Sécurité Sociale en France ou le National Health Service en Grande-Bretagne), ce sont malheureusement les accidents sanitaires qui vont permettre de renforcer le contrôle de la production pharmaceutique. Outre-Atlantique, la leçon a déjà été tirée depuis quelques années. En 1906, la commercialisation de médicaments frelatés provoque une vague d'intoxication mortelle qui conduit à l'adoption d'une première législation de contrôle des denrées alimentaires et des médicaments, ainsi qu'à la création de la Food and Drug Administration (FDA). La réglementation se durcit avec la signature du  Federal Food, Drug and Cosmetic Act, en 1938. La loi survient après une seconde crise sanitaire liée à l'ingestion toxique de l'élixir de sulfanilamide, médicament distribué tout juste après la reconnaissance de l'efficacité thérapeutique des sulfamides contre des infections comme la pneumonie. Avant toute commercialisation, les compagnies pharmaceutiques sont désormais tenues de mener des tests de sécurité sur les animaux et d'en soumettre les résultats à la FDA.

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L'Europe "reste en partie sceptique face aux évolutions sécuritaires américaines, suspectées de véhiculer un protectionnisme commercial et un impérialisme réglementaire", notent les chercheurs. Mais elle est bientôt contrainte d'adopter de créer des instances similaires. En France notamment, un scandale sanitaire éclate en 1954 : une centaine de personnes meurent après avoir consommé du Stalinon, un médicament à base d'étain prescrit contre la furonculose. La justice condamne le pharmacien exploitant le Stalinon ainsi que l'entreprise qui le fabriquait. "Mais d’autres éléments apparaissent lors du procès. Le principe actif du médicament est en outre un composé instable dont le caractère dangereux est connu. Autrement dit, le visa a été délivré alors que le médicament n’était pas sûr", explique Sophie Chauveau. 

Le procès révèle un dysfonctionnement de toute la chaîne de distribution du médicament : essais cliniques insuffisants, contrôle de qualité déficient, et un simple visa ministériel qui ne suffit pas à garantir la sécurité du produit… Suite à cette affaire, les autorités réforment le régime du visa en exigeant des fabricants plus de garanties. Se généralise alors la poursuite de l'étude des effets secondaires des produits médicamenteux après leur commercialisation, grâce aux "essais cliniques de phase IV". 

La Communauté européenne réagit par l'adoption d' une directive en 1965 qui harmonise enfin les procédures nationales pour l’enregistrement des médicaments, fondées sur un dossier détaillé que le fabricant doit fournir. Celui-ci doit garantir :  la qualité pharmaceutique (composition, stabilité, reproductibilité à grande échelle...), la sécurité d'emploi (effets indésirables, précautions d'emploi...) et l'efficacité du médicament (données des essais cliniques du produit). Après examen de ces trois critères (qualité, efficacité et sécurité), les experts évaluent le "rapport bénéfice/risque" du médicament et délivrent une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) pour une durée de cinq ans. "Ces dispositions jettent les bases de la future Agence européenne du médicament (EMA), créée à Londres en 1995 pour coordonner et centraliser l’enregistrement des médicaments dans la Communauté", soulignent Thierry Buclin, Rose-Anna Foley et Françoise Livio.

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A l'échelle internationale, l'immense crise sanitaire du thalidomide contribue à l'adoption des normes sur le marché des médicaments encore plus strictes dans les années 1960. Synthétisé en Allemagne, le thalidomide est utilisé dans des spécialités contre la toux et la nausée vendues dans plusieurs dizaines de pays. Le succès commercial est immense, favorisé par des campagnes publicitaires de son fabricant Grünenthal auprès des médecins. La société adresse même un courrier à 40 000 médecins les incitant à prescrire le médicament aux femmes enceintes. A partir de 1961, plus de 10 000 malformations chez les nouveau-nés sont signalées en Europe, Australie et Canada. Le drame sanitaire de le thalidomide prend une dimension politique : il devient urgent d'améliorer la communication internationale sur les effets médicamenteux indésirables. L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), créée quelques années auparavant, lance alors un programme de surveillance international avec la constitution de centres nationaux de pharmacovigilance dans 10 pays en 1963. Depuis 1971, ils sont sous la dépendance du Centre mondial de pharmacovigilance. Aujourd'hui basé à Uppsala en Suède, il a pour mission de recueillir les données des centres nationaux de pharmacovigilance des États membres de l'OMS, concernant les signaux de nouveaux effets indésirables des médicaments. 

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Sécurité sanitaire et crise de confiance

Du scandale du Stalinon en 1953 à celui du Mediator en 2009 qui a donné naissance à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), en passant par celui du thalidomide dans les années 1960, l’histoire des médicaments est émaillée de scandales qui ont entraîné "une condamnation politique et médiatique de la "libre circulation" de ces produits et à un renforcement continu des mesures prises par les pouvoirs publics et les industriels pour contrôler leur accès au marché", souligne le chercheur au CNRS Etienne Nouguez dans le Dictionnaire critique de l’expertise. Santé, travail, environnement (Presses de Sciences Po, 2015). En faisant avancer l'organisation d'instances de surveillance sanitaire, ces crises révèlent un paradoxe propre au marché de la santé : 

Si l’exploitation des médicaments par des entreprises capitalistes tend à faire de ceux-ci des marchandises privées, définies par des droits de propriété exclusifs, leurs effets bénéfiques comme maléfiques sur la santé et leur intégration aux systèmes de protection sociale tendent au contraire à les constituer en biens collectifs incarnant la valeur sociale accordée à la santé. 

Ces "affaires" ont entraîné une remise en cause de la probité des experts de sécurité sanitaire. La question des intérêts financiers demeure l'un des motifs principaux des controverses sanitaires ; le soupçon de collusion entre les laboratoires pharmaceutiques et les autorités publiques est encore aujourd'hui, à l'occasion de la mise en circulation des vaccins anti-Covid, l'un des motifs de défiance à l'égard de la vaccination. Dans une certaine mesure, la notion même de "sécurité sanitaire" peut être interprétée à l'aune de l'émoi provoqué par ces grandes crises sanitaires. Selon Sophie Chauveau, l'expression "sécurité sanitaire" exprime "les inquiétudes suscitées par les progrès scientifiques et techniques les plus récents, dont les retombées ne sont pas immédiatement maîtrisables" :

Dans des sociétés où les promesses des progrès scientifiques et techniques rendent de plus en plus intolérables la maladie, la douleur, la dégénérescence, l’accident thérapeutique est encore plus insupportable. Dès lors, la promotion de mesures de "sécurité sanitaire" laisse croire à un prix à payer pour le progrès thérapeutique. Ce risque est en quelque sorte admis et les politiques mises en œuvre sont destinées à le réduire autant que possible, ou, à défaut, à proposer des instruments de gestion des crises sanitaires. Sophie Chauveau

L'Invité des Matins
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Covid-19 : comment travaille l'Agence européenne du médicament ?

Actuellement, ce sont les vaccins anti-Covid qui concentrent toute l'attention. Pour délivrer une autorisation de mise sur le marché d'un traitement thérapeutique, chaque Etat membre de l'union européenne dispose d'instances dédiées ; en France c'est l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé qui s'en charge. Mais dans certains cas, comme celui des vaccins contre le Covid-19, la procédure se fait à l'échelle européenne. C'est alors au Comité des médicaments à usage humain (CHMP), sous la tutelle de l'Agence européenne des médicaments (EMA) située à Amsterdam, qu'il revient d'examiner les produits des différents laboratoires. Cette procédure centralisée permet de mettre en place une autorisation de mise sur le marché unique. 

Dans le cas des vaccins contre le Covid-19, la procédure dite en "révision continue", est plus rapide que d'ordinaire. Le comité analyse les données concernant l'efficacité des vaccins transmises par leurs fabricants au fur et à mesure qu'elles lui parviennent. Ces informations portent à la fois sur la qualité pharmaceutique, la pharcocinétique, c'est-à-dire les effets du médicament sur l'organisme, les études chez l'animal et l'efficacité et la sécurité clinique du produit. 

Pour l'heure, le CHMP étudie quatre des six vaccins pré-commandés par l'Union européenne : ceux des laboratoires  AstraZeneca, Pfizer / BioNTech, Moderna Espagne (Moderna) et Janssen (Johnson & Johnson). Et si le Royaume-Uni a pu autoriser la diffusion du vaccin de Pfizer et BioNTech, avant le feu vert de la EMA, via sa propre agence de santé (Medicines and Healthcare products Regulatory Agency - MHRA), ce n'est pas "grâce au Brexit" comme a pu l'affirmer le secrétaire d'Etat à la santé Matt Hancock, mais en vertu d'une directive européenne datant de 2001 qui autorise la distribution temporaire d'un médicament non autorisé. Comme les Britanniques, les Hongrois ont fait le choix de passer par cette disposition législative afin d'autoriser la distribution du vaccin candidat russe Spoutnik V. 

Les membres du CHMP se réuniront à la fin du mois puis le 12 janvier afin d'émettre leur avis sur les vaccins candidats de Pfizer et BioNTech, puis transmettre leurs recommandations à la Commission européenne. Après consultation de tous les Etats membres, celle-ci pourra délivrer l'autorisation formelle de distribution des vaccins. Les agences de sécurité du médicament nationales n'ont alors pas à faire de contrôles supplémentaires, mais les fabricants et centres régionaux de pharmacovigilance - l'Agence de sécurité du médicament en France - ont pour mission d'alerter sur les éventuels effets indésirables à moyen et long terme.