"Racisme d'Etat" : derrière l'expression taboue, une réalité discriminatoire

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"Racisme d'Etat" : derrière l'expression taboue, une réalité discriminatoire

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Un contrôle de police dans le métro. En France, l'Etat a été condamné pour les contrôles au faciès.
Un contrôle de police dans le métro. En France, l'Etat a été condamné pour les contrôles au faciès.
© AFP - FRANCOIS GUILLOT

Le ministre de l'Education a annoncé vouloir porter plainte contre un syndicat ayant dénoncé le "racisme d'Etat". Encore débattue dans le champ de la sociologie, l'expression implique une intention de discriminer et révèle un réflexe défensif du groupe dominant.

Interrogé mardi 21 novembre à propos d'un "stage non-mixte" organisé par le syndicat enseignant SUD 93 pour faire, entre autres, "l'analyse du racisme d'Etat dans la société et en particulier dans l'Éducation nationale", le ministre de l'Education nationale Jean-Michel Blanquer a annoncé sa volonté de porter plainte. La cause ? Il estime que l'Etat français est diffamé par l'accusation de "racisme d'Etat". 

"Interdire à des gens d'utiliser le vocabulaire qui leur permet de rendre compte d'une expérience manifestement discriminatoire qui implique l’Etat, et pour lequel l’Etat a d'ailleurs été condamné par la justice, ça me parait un abus de pouvoir extrêmement dangereux, regrette à ce sujet Eric Fassin, sociologue et professeur de science politique à l'université Paris VIII, alors qu'en octobre dernier l'annulation d'un colloque sur l'islamophobie à l'Université Lyon 2 sous la pression de collectifs laïques avait déjà inquiété le monde de l'enseignement et de la recherche. Le débat, aujourd'hui, n'est pas : Est-ce que "racisme d'Etat" est le bon terme ? Mais est-ce qu’on a le droit de l’utiliser ? On peut être en désaccord, avoir des débats, mais l’interdiction me paraît extrêmement grave. L’idée qu’un ministre de l’éducation nous dise quels mots nous avons le droit d’utiliser ou pas me paraît contraire aux libertés les plus élémentaires."

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Pourtant, au sein même du champ de la sociologie, la notion de "racisme d'Etat" fait encore débat : que désigne-t-elle, au juste ? S'agit-il simplement de dire que l'Etat est raciste ? Les termes revêtent en réalité une signification plus subtile. 

Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, à l'Assemblée nationale.
Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, à l'Assemblée nationale.
© AFP - CHRISTOPHE ARCHAMBAULT

Des Etats racistes... 

Pour certains sociologues, l'expression "Racisme d'Etat" désigne encore et avant tout les Etats ayant appliqué des politiques ségrégationnistes. Ces régimes affichaient une idéologie officielle explicitement raciste et institutionnalisée. On y retrouve le régime Nazi, l'Afrique du Sud sous l’apartheid et les Etats-Unis lors de la ségrégation raciale.  

C'est d'ailleurs aux Etats-Unis, à la suite de l'abolition de la ségrégation en 1964, qu'est né le concept de "racisme institutionnel", aussi nommé "racisme systémique", dont découle directement le "racisme d'Etat". En 1967, dans la continuité de la lutte pour les droits civiques, les militants Kwame Ture et Charles V. Hamilton, dans l'ouvrage Black Power, conceptualisent l'idée d'un racisme voilé issu du colonialisme et de l'esclavage, qui continuerait de structurer l'ordre social alors même que l'égalité est formellement consacrée par la loi.

Une mère et son fils afro-américains passent à côté de protestants ségrégationnistes, en septembre 1957, à Nashville, dans le Tennessee.
Une mère et son fils afro-américains passent à côté de protestants ségrégationnistes, en septembre 1957, à Nashville, dans le Tennessee.
© AFP

... au "racisme institutionnel"

"Le racisme institutionnel et les discriminations systémiques renvoient à l'idée principale que le racisme n'est pas une question, comme on le croit souvent, d’individus racistes qui commettraient des actes moralement ou juridiquement condamnés, explique à ce sujet Fabrice Dhume, sociologue, et enseignant-chercheur à l'université Paris 7, auteur de " Du racisme institutionnel à la discrimination systémique".  Ces notions ont en commun de mettre l’accent sur le fait que le racisme renvoie à ce qu’on appelle dans la sociologie un rapport social, c’est à dire un ordre social hiérarchique avec un système de privilèges pour les uns et de torts subis pour les autres." Le groupe qui profite de cet ordre social est qualifié de groupe majoritaire : il a la capacité d’imposer sa vision du monde, car il a le monopole de ce qui est légitime et normal. 

"Le racisme n’est pas seulement une idéologie, de l’ordre de la représentation ou des préjugés, il se base sur des pratiques et n’est pas forcément intentionnel, surenchérit Camille Gourdeau, docteure en socio-anthropologie, qui a constaté qu'au sein de L’Office des migrations internationales (OFII), des comportements sexistes étaient projetés sur les étrangers originaires du continent africain. On peut avoir des pratiques racistes sans être idéologiquement raciste. Les agents de l'OFII sont bienveillants à l’égard des étrangers, et dans l’idée de participer à leur intégration. Mais il n’empêche que dans les interactions, il y a des stéréotypes qui sont reproduits et un certain nombre de pratiques racistes."

Le racisme institutionnel existe, de fait, en dépit du cadre légal. "Il y a des logiques systémiques, structurelles, qui dépassent les intentions et les idéologies, assure à ce sujet le sociologue Eric Fassin, professeur de science politique à l'université Paris VIII. Autrement dit, il n’y a pas besoin que les individus soient racistes pour qu’on obtienne des résultats de discrimination raciale. Dire que les institutions sont prises dans ces logiques sociales me parait incontestable. On a bien des enquêtes répétées, y compris par le Défenseur des droits, qui montrent des discriminations autour des contrôles au faciès, l’Etat a d'ailleurs été condamné par l’Etat. Les enquêtes comme celles du CNRS ou du défenseur des droits et les décisions de justice convergent pour dire qu’il y a bien un racisme institutionnel, ou une culture discriminatoire, si on veut utiliser des termes qui font moins sursauter." Quand, sur un échantillon de 5 000 personnes, 80 % des personnes correspondant au profil de “jeune homme perçu comme noir ou arabe” déclaraient avoir été contrôlées dans les cinq dernières années, contre 16 % pour le reste des enquêtés, il est en effet difficile de contester l'aspect systémique du racisme. 

Pourtant, le Défenseur des droits n'utilise pas l'expression "racisme d'Etat" et Eric Fassin s'en saisit rarement. "Racisme d'Etat" reste une notion largement sous-employée en France, et hautement polémique, alors que les notions de "racisme institutionnel" ou de "racisme systémique", pourtant utilisées en France depuis le début des années 1990, ne provoquent pas tellement de débats hors du champ de la sociologie. Alors pourquoi la notion de "racisme d'Etat", qui s'inscrit dans leur droite ligne, est-elle encore si contestée ?

Le racisme d'Etat et Michel Foucault 

La notion n'a d'ailleurs rien de récent, comme le rappelle Fabrice Dhume : 

Le racisme d’Etat a une histoire assez ancienne : on le retrouve chez Michel Foucault. Il parlait du racisme d’Etat dans un texte assez fameux qui s’appelle La Guerre des races. Il en parlait dans le sens où la définition sous l’angle des races est liée, dans son analyse, à une logique de la guerre. Il nous dit qu’au fond la politique est la continuation de la guerre, c’est le prolongement pour assurer aux dominants les conditions de leur domination. C’est là qu’il fait apparaître la notion de racisme d’Etat, comme un racisme qui est structurellement incorporé à la façon de conduire la politique au profit des dominants, pour aller vite.

En 2002, "Les Chemins de la connaissance" diffusaient les cours de Michel Foucault au collège de France de 1976.  "Il n'y a guère de fonctionnement moderne de l’Etat qui à un certain moment, dans certaines limites et dans certaines conditions ne passe pas par le racisme, expliquait alors le philosophe. Le racisme c’est d’abord le moyen d’introduire, dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure. La coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir, dans le continuum biologique de l’espèce humaine" : 

Cours de Michel Foucault au Collège de France le 17/03/1976 : Il faut défendre la société 4/4

28 min

Michel Foucault en 1968.
Michel Foucault en 1968.
© Sipa - Ozkok

Un état intentionnellement raciste ? 

Si les termes "racisme d'Etat" font encore tant débat aujourd'hui, c'est parce que, contrairement à "racisme institutionnel", ils sous-entendent non pas seulement la responsabilité de l'Etat, mais également une forme d'intentionnalité.

"Est-ce que les politiques sont délibérément inscrites dans une logique discriminatoire ? interroge Eric Fassin. C’est là où intervient le racisme d’Etat. Je ne refuse pas le terme, et il m’arrive de l’utiliser, mais je préfère parler de politique de racialisation et de politique de la race." 

Avec ces deux notions, le sociologue distingue les politiques de discrimination indirectes et directes.  Pour lui, la politique de racialisation renvoie ainsi aux discours et pratiques politiques qui vont assigner une partie de la population à des positions, les renvoyer dans l’altérité mais aussi dans une position de minorité, c’est-à-dire avec un moindre statut : 

Ça peut être le cas, par exemple tout ce qui touche à l’islam aujourd’hui en France. Dans ce cas-là on peut dire que ce sont des politiques qui vont assimiler un certain nombre de gens en les considérant comme musulmans, qu’ils le soient ou non, comme quand Nicolas Sarkozy avait parlé d’un “français d’apparence musulman".

En 2015, Manuel Valls, alors Premier ministre décide que l'Etat va se pourvoir en cassation après qu'il a été condamné pour les contrôles au faciès. "L'Etat n'a pas nié les contrôles au faciès, poursuit Eric Fassin, il a dit qu’ils étaient légitimes. Quelle était la justification ? C’est que puisqu’au moins dans ce cas là il s’agissait d’appréhender des étrangers en situation irrégulière, il était normal de contrôler des personnes d’apparence étrangère, autrement dit des noirs et des arabes. Que l’Etat revendique le fait que les noirs et les arabes sont d’apparence étrangère, pour moi c’est une politique de la race."

Ce que je revendique, c’est qu’aujourd’hui un antiracisme politique est un antiracisme qui prend en compte le rôle des politiques de racialisation. Ca a un sens à mes yeux relativement précis : c’est de voir le rôle des pouvoirs publics dans ce qui est en train de se passer. Eric Fassin

Pour Eric Fassin, dans certains cas, en France, la politique est explicitement fondée sur la race. Dès lors, l'expression "racisme d'Etat" peut se justifier. Ainsi, quand en 2014, Manuel Valls déclare que la proximité de campement_s_ roms provoque une augmentation de la délinquance et qu'ils ont "vocation à revenir en Roumanie et en Bulgarie", une enquête annuelle de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme démontre l'existence d'un pic de sentiments hostiles à l'encontre des roms.  "Ça nous dit que la parole publique a des effets. Et lorsqu’il a été poursuivi en justice pour ses propos, sa défense a été de dire que c’était la politique de l’Etat qu’il décrivait. Si on prend au sérieux sa défense, peut-être que l’individu n’est pas comptable devant la justice... mais que l’Etat l’est", poursuit Fassin.

Le "racisme d'Etat", un terme militant 

Reste que si ce terme revient sur le devant de la scène, c'est avant tout parce qu'il est employé dans un contexte non pas uniquement académique et sociologique, mais politique, par les mouvements militants, à l'image du syndicat Sud 93.  "Blanchité", "racisé", "non-mixité" ou "racisme d'Etat" sont autant d'expressions qui reviennent de plus en plus souvent dans le champ du militantisme. 

Le Blanc : Le concept de "blanchité" (Les Nouvelles Vagues, 30/09/2014)

58 min

Selon Fabrice Dhume, c'est très logiquement le groupe dominant qui refuse la légitimité de ces termes : 

Il y a une partie du racisme qui est totalement invisible, aux yeux du groupe majoritaire, de ceux qui ne subissent pas le racisme, explique le sociologue. C'est ça qu’on entend par le nom de "racisés" : ceux qui subissent le fait d’être assignés à une catégorie raciale ou une place de race, dans le regard du majoritaire. C’est ce qu’on appelle le racisme quotidien et qui est le plus violent, le plus opérant. C’est la répétition, tous les jours, dans toutes les différentes sphères de la vie sociale, de micro-expériences du racisme, qui a un effet d’usure sur les personnes. Et ces situations sont d’autant moins régulées que les acteurs qui ne sont pas la cible du racisme ne le voient pas, littéralement. Donc ils pensent que c’est l’autre qui fabule, qui est paranoïaque, etc. 

Etre "racisé", c’est avoir l’expérience de cette banalité du racisme quotidien qui n’est pas vu par les autres. Et ceux qui animent le débat, qui sont des membres du groupe majoritaire, ne voient littéralement pas ce que c’est que le racisme tout en prétendant en imposer la définition légitime. Le sociologue Fabrice Dhume

Pour Eric Fassin, "l'expérience de certaines personnes racisées, ce qu’elles voient en face d’elle, c’est un état absent pour ce qui est de l’Etat providence, mais un Etat présent pour ce qui est de l’Etat répressif. Autrement dit, dire à des personnes qui craignent que leur enfant ou leur frère ne rentre pas le soir parce qu’ils auraient croisé au mauvais moment la police, leur dire que le racisme d’Etat n’existe pas leur parait très abstrait puisque la réalité c’est que ces personnes voient que les agents de l’Etat visent explicitement certaines personnes. Et quand on voit que les policiers sont rarement condamnés, dire aux victimes de pratiques racistes d’agents de l’Etat qui ne sont pas punies par l’Etat que le "racisme d’Etat" n’existe pas leur est incompréhensible."