Racisme de classe ou conflit mesquin ? Face aux gilets jaunes, les fantômes de 1995
Par Chloé LeprinceAprès trois semaines de grève contre le Plan Juppé en 1995, Alain Touraine, Michel Wieviorka ou Pascal Perrineau refusaient d'appeler "mouvement social" un conflit qu'ils estimaient apolitique, populiste, égoïste voire poujadiste. Les mêmes mots sont aujourd'hui utilisés au sujet des gilets jaunes.
La mobilisation des gilets jaunes est-elle un vrai “mouvement social” ? La question court depuis la première journée de mobilisation, le 17 novembre, et ne semble pas encore tranchée à la veille d'une troisième journée d'action qui se profile ce 1er décembre. Protéiforme et brassant un peu large les classes sociales (on dit "interclassiste"), affranchi des syndicats ou des corporations, le mouvement des gilets jaunes tranche avec le plus gros de l’histoire des mobilisations en France. Et repose la question des termes “mouvement social”.
“Repose”, car ce n’est pas la première fois qu’on s’interroge sur la manière de nommer un élan de protestation aussi vaste (et vigoureux). En 1995, les intellectuels se déchireront devant la vague de grandes grèves et de manifestations qui fera parcourir des kilomètres à pied entre le 24 novembre et le 15 décembre (pour manifester ou parce que les transports sont au point mort).
Comment nommer cette fronde contre le Plan Juppé - qui, pour mémoire, consistait à aligner le régime des retraites et la couverture maladie des fonctionnaires sur les salariés du secteur privé ? A l’époque, Alain Touraine met en garde : pour le sociologue, il ne faut pas qualifier de “mouvement social” cette mobilisation qui totalisera pourtant six fois plus de jours de grèves que la moyenne annuelle des douze années précédentes.
Pour Alain Touraine, en 1995, le mouvement contre le plan Juppé est plutôt de l’ordre d’un “grand refus” - Le Grand refus sera justement le titre qu’Alain Touraine, François Dubet, Didier Lapeyronnie, Fahrad Khosrokhavar et Michel Wieviorka donneront quelques mois plus tard à l’ouvrage collectif qu’ils publieront chez Fayard pour décrypter ces grèves de décembre 1995. Alors que Fahrad Khosrokhavar distingue carrément “un non-mouvement social”, Alain Touraine explique dans le même livre :
Ma définition du mouvement social me conduit à ne pas en reconnaître la présence dans un conflit qui a dénoncé une politique et qui n’est pas allé au-delà du rejet des initiatives gouvernementales**.**
Et plus loin, toujours sous la plume d'Alain Touraine :
Cette grève a-t-elle favorisé l’expression de revendications qui mettent en cause, au-delà d’intérêts particuliers, si importants soient-ils, l’orientation de la société tout entière, non pas pour défendre une contre-culture utopique, mais au contraire pour en appeler, contre un adversaire, à des orientations culturelles considérées comme essentielles par l’ensemble de la société ? Un mouvement social ainsi défini combine un conflit social et un projet de gestion sociétale. La question étant ainsi précisée, je suis obligé de lui apporter une réponse négative. Non, la grève de novembre-décembre, si importante qu’elle ait été, n’était pas un mouvement social.
Sur le flanc gauche de la sphère intellectuelle, on s’insurge. Daniel Bensaïd ou Pierre Bourdieu, qui s’est investi auprès des grévistes et affronte notamment Paul Ricœur, refusent qu’on dénie aux manifestants l’appellation “mouvement social”.
Des privilégiés arc-boutés à leurs acquis
Pourquoi les grèves de 1995 ne seraient-elles pas un “mouvement social” ? Parce que, tentera Fahrad Khosrokhavar, la mobilisation se serait contentée d'être “sans projet, sans utopie, sans acteur central, non politique, hétérogène et sans expression propre”.
Cette analyse remonte à la publication du livre collectif début 1996. Mais si elle vous fait penser aux gilets jaunes, c’est normal : à vingt-deux ans de distance, le côté hétérogène de l’éruption contestataire, son absence de centralité, ou encore une affiliation plus que floue aux cadres idéologiques préexistants sont aussi surlignés par ceux qui hésitent à parler des gilets jaunes comme d’un mouvement social proprement politique.
Pour mieux palper ce qui pouvait se dire du mouvement de 1995 en temps réel, vous pouvez replonger les oreilles dans cette archive du 4 décembre 1995, avec "Le Téléphone sonne" qui invitait, ce soir-là, sur France inter, Alain Touraine, mais aussi Pascal Perrineau, René Rémond et Michel Crozier :
Les grèves de 1995 au "Téléphone sonne" sur France Inter, le 4 décembre 1995
34 min
Car il y aura en cette fin d'année 1995 plusieurs façons de dénier le rang de “mouvement social” à ces trois semaines de mobilisation. Dans Le Monde daté du 20 décembre 1995, Michel Wieviorka et Pascal Perrineau écrivent par exemple que les grèves de l’automne sont uniquement “un conflit sectoriel” (celui de salariés du public “arc-boutés sur la défense des intérêts acquis des salariés du secteur public”, précisent-ils).
Cette année-là, Wieviorka et Perrineau faisaient le détour par Karl Marx pour expliquer en quoi ils étaient convaincus de ne pas se trouver devant un authentique “mouvement social” :
Lorsque Karl Marx expliquait qu’en se libérant de ses chaînes le prolétariat assurera la libération de l’humanité tout entière, il apportait à sa façon la définition d’un mouvement social : celui-ci ne peut se réduire à la défense des intérêts particuliers de ses protagonistes ; il implique aussi la prise en charge d’enjeux et de demandes qui les dépassent afin d’atteindre un caractère universel général.
Pour Perrineau et Wieviorka, l’absence de “généralisation” et de “politisation” du conflit empêchait de le penser comme un vrai mouvement social. Les deux auteurs de cette tribune taxent aussi de “populisme” le soutien que des intellectuels peuvent apporter au mouvement - voire la manière dont certains l'interprètent :
Poussée à l'extrême, la pensée critique s'est parfois confondue avec le poujadisme, comme si, pour atteindre le sens le plus élevé de la lutte, il était nécessaire de flatter un certain populisme.
Tous les intellectuels n’en tiraient cependant pas la même conclusion, loin s’en faut : Daniel Bensaïd se hérissera qu’on s’acharne à “définir le mouvement social, à lui imposer des normes inaccessibles” pour mieux lui couper l’herbe sous le pied, tandis que le sociologue Olivier Schwartz mobilisera son enquête ethnographique entamée à la RATP en 1993, deux ans avant le conflit, pour battre en brèche, à son tour, l’idée d’un mouvement qui serait dépolitisé sous prétexte qu’il serait corporatiste.
Pour Olivier Schwartz, "ni manque de sens, ni manque de conscience"
Dans un article qu’il publiera en 1997 ( dans la revue Sociologie du travail), Olivier Schwartz rapporte ainsi de longs extraits d’entretiens menés au sein des équipes de la RATP. Le sociologue entend montrer par là qu’en réclamant le maintien d’un statut (“des acquis” dit-on déjà) les fonctionnaires de la RATP embarquaient en réalité un horizon bien plus vaste (et moins égocentré) :
Le registre corporatif, dont l’importance fut si grande dans le mouvement des machinistes de décembre, ne saurait être caractérisé comme une défense rigide d’acquis, mais qu’il faut le penser à l’intérieur de logiques d’échange où il fonctionne comme contrepoint à des concessions et sujétions acceptées, ce qui veut dire qu’il ne manque pas, ni de sens, ni de conscience [...] Les discussions, les discours, les propos tenus au cours de ces trois semaines de conflit font apparaître une tendance permanente au glissement du particulier vers le général.
Au point, poursuit Olivier Schwartz, que les machinistes de la RATP qu’il a suivis pendant le conflit se sont “souvent perçus comme des porte-paroles de tous ceux qui, comme eux ou plus gravement qu’eux, sont menacés par la précarité sans avoir la possibilité de se défendre”. Dans ce même article, Schwartz écrit encore :
Beaucoup de machinistes impliqués dans le mouvement de décembre partageaient donc le sentiment d’être des représentants, des vecteurs d’une cause qui les dépassait.
“Poujadisme”, “apolitisme”, “populisme”... vous avez l’impression de retrouver les mêmes termes aujourd’hui invoqués au sujet des gilets jaunes ? Vous ne rêvez pas : ce sont bien ces épouvantails qui sont mobilisés pour tenter de labelliser ce que serait (ou ne serait pas) ce mouvement aux contours flous qui surprend les commentateurs.
La mobilisation des gilets jaunes relève-t-elle d’un symptôme ou d’une action proprement politique? Peut-on dire que les gilets jaunes sont un authentique acteur social ou faut-il, comme Michel Wieviorka en 1995, faire le pari que tout ça n’est pas beaucoup plus qu’une “conduite de crise” ? Ceux qui mettent en avant des revendications individualistes, et une grande hétérogénéité partisane concourent à en faire baisser la charge politique. Mais ne passent-ils pas à côté d’une vraie mobilisation tout simplement parce que la mobilisation aurait évolué ?
Reste une différence de taille entre 1995 et la révolte des gilets jaunes : contrairement à 1995, la mobilisation de 2018 génère bien une couverture médiatique intensive, mais (pour l'instant) pas un débat public et intellectuel aussi soutenu qu’au moment du Plan Juppé. A l'époque, les termes mêmes de "mouvement social" avaient surgi dans l'espace public depuis très peu de temps, confinés pendant longtemps dans le giron académique. Si la question de la nature de la révolte des gilets jaunes se pose aujourd'hui, c’est plutôt en creux cette fois, et à l’ombre de la projection que peuvent en faire les médias.