René Girard, maître à penser des tycoons de la Silicon Valley

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René Girard, maître à penser des tycoons de la Silicon Valley

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Le philosophe français René Girard (1923-2015), source d'inspiration de la réflexion de Peter Thiel, fondateur de PayPal
Le philosophe français René Girard (1923-2015), source d'inspiration de la réflexion de Peter Thiel, fondateur de PayPal
© Getty - Laurent MAOUS/Gamma - Brooks Kraft

A priori rien de commun entre la pensée d'un milliardaire de la Silicon Valley et celle de René Girard. Pourtant, Peter Thiel, le fondateur de PayPal, puise dans la théorie du désir mimétique du philosophe français un modèle interprétatif pour penser l'économie numérique...

L**’économie numérique** introduit de tels bouleversements dans nos sociétés qu’on peine à les penser à la vitesse à laquelle ils se produisent. Nos schémas sont sans cesse pris en défaut. Les grandes figures de ce milieu sont elles-mêmes en quête de modèles interprétatifs. Or, celui de Peter Thiel, le fondateur de PayPal et l’un des milliardaires les plus singuliers de la Silicon Valley, est un philosophe français dont il a été l’étudiant à Stanford : René Girard. Girard a tellement influencé Thiel que celui-ci lui a consacré une branche de sa Fondation, l’Imitatio Project.

Le philosophe américain installé en France, Justin E. H. Smith est bien placé pour parler des étranges malentendus intellectuels franco-américains. Directeur du laboratoire Histoire et philosophie des sciences à Paris VII-Diderot, il vient de consacrer sur son blog un article très remarqué puisqu’il figure dans la prestigieuse sélection du site intello américain Arts & Letters Daily

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La pensée de René Girard (1923-2015) : une vaste boîte à outils

La carrière de René Girard est un objet d’étonnement. Comment cet ancien élève de l’Ecole des Chartres est-il devenu une vedette de la vie intellectuelle américaine, alors même que ses collègues lui reprochaient de "spreading himself too thin", ce qu’il a traduit lui-même "c’est comme vous comparer à un trop petit morceau de beurre pour une trop grande tartine" ? La théorie de Girard englobe large. Elle est très générale et c’est sans doute pourquoi elle séduit tant : on peut y faire entrer beaucoup de choses. Justin E. H. Smith la résume ainsi : 

  1. Mimésis : tout comportement humain est basé in fine sur l’imitation d’un autre être humain, et plus précisément sur son désir de s’emparer de ce qu’un autre possède et qu'il n'a pas. Cette tendance universelle contribue à homogénéiser les sociétés.
  2. Ces similarités créent des processus de compétition-émulation. On finit par oublier l’objet convoité et entrer dans un dangereux processus de rivalité avec son semblable. 
  3. Crise mimétique : le sacrifice d’un bouc-émissaire, rejeté hors de la communauté, permet une réconciliation. 

Et Girard aimait citer la fable effrayante imaginée par Shirley Jackson, La loterie, dans laquelle on voit des villageois tirer au sort, chaque année, le nom d’un de leurs concitoyens, condamné à être rituellement lapidé par tous les autres, séance tenante. 

Plus les gens deviennent indifférenciés plus il devient facile de décider que n’importe lequel d’entre eux est coupable.    
René Girard

Désir mimétique, théorie du bouc-émissaire : des concepts qui séduisent les magnats californiens

On comprend assez bien, explique Justin E. H. Smith, pourquoi Thiel et de nombreux autres magnats de la Silicon Valley sont fans de Girard. On les voit exhiber leurs "femmes trophées" dans des rituels de défis mutuels qui montrent qu’ils cherchent à provoquer, chez leurs amis et rivaux, le désir et la jalousie. 

Mais, poursuit le philosophe américain, il n’y a pas que le désir mimétique dans les relations entre les sexes. Même un patron de start up peut être réellement amoureux de son épouse… Et l'on peut également désirer une Rolex parce que c’est une belle montre et non seulement parce qu’on en a aperçu une, au poignet d’un collègue de travail mieux payé que soi.

Mais lorsqu’on demande à Thiel où il voit à l’œuvre la théorie du bouc-émissaire dans l’économie numérique, on voit qu’invoquer Girard ne l’aide pas à penser ce qu’il est en train de fabriquer : il invoque le déclenchement de la procédure anti-trust contre son ami Bill Gates... Pas sérieux, tranche avec raison Smith. Faire appliquer les lois rétablissant la concurrence dans un secteur où règnent sans partage des monopoles n’a rien à voir avec le "sacrifice" de quiconque.

Girard a loupé la moitié de l’histoire.
Justin E. H. Smith

René Girard, "Darwin des sciences sociales" ?

Il est assez révélateur à cet égard que Michel Serres, un autre Français ayant fait une belle carrière aux Etats-Unis, ait dit de son collègue qu’il était le "Darwin des sciences humaines". De Herbert Spencer aussi, on a dit ça déjà, à la fin du XIXe siècle. L'Anglais avait cherché à introduire l’idée de sélection naturelle en sociologie. Comme Herbert, Girard a trop misé sur l'idée de compétition entre les personnes et pas assez sur leur coopération. Le désir d’imitation ne débouche pas nécessairement sur le désir inconscient d’anéantir l’autre. La preuve par la danse. Lorsque nous dansons, nous nous imitons mutuellement en étant emportés dans un mouvement général festif qui ne réclame aucune sorte de sacrifice.

Si la pensée de René Girard séduit certains patrons de la Silicon Valley, conclut bizarrement Smith, c’est parce qu’elle est sourdement imprégnée d’une vision catholique sous-jacente de la hiérarchie comme naturelle : toute une chaîne mène du Créateur à la moindre de ses créatures, en passant par les archanges et les hommes. Cette pensée, darwinienne et hiérarchique, correspond hélas assez bien à "l’ordre techno-féodal" dans lequel cette économie est en train de nous faire basculer…