Repas de famille ou folie d'Althusser : état(s) de crise(s) en scène

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Repas de famille ou folie d'Althusser : état(s) de crise(s) en scène

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Tabula Rasa • L'avenir dure longtemps • J'ai bien fait ?
Tabula Rasa • L'avenir dure longtemps • J'ai bien fait ?
© Corbis - Dominique Houcmant-Goldo / Rudy Lamboray / Tristan Jeanne Valès

AVIGNON 2017. Crise familiale, folie meurtrière ou encore crise de la quarantaine : trois spectacles, coups de coeur du festival OFF d'Avignon, pour évoquer la crise en tout genre.

Comment mettre en scène la crise quand elle dérape, parfois jusqu'à la folie insensée ? De la simple dispute familiale à la folie meurtrière, derrière ces état(s) de crise en scène se révèlent des performances de comédiens. Grâce à trois spectacles du festival OFF, décryptage de ces états limites qui bien souvent mettent en jeu la question de la responsabilité de nos actes.

L'avenir dure longtemps : la folie meurtrière

Il est 10h30 au Théâtre des Doms et L'Avenir dure longtemps. Angelo Bison entre en scène et débute par ces mots : "J'en ai gardé un souvenir intact et précis. (...) Voici la scène du meurtre telle que je l'ai vécue". Glaçant.

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Tout commence le 16 novembre 1980, à Paris. Louis Althusser, philosophe de renom, étrangle sa femme dans leur appartement parisien de la rue d'Ecole Normale Supérieure. Une crise de démence qui l'a mené jusqu'à l'impensable, dans un mouvement où Eros côtoie Thanatos, où la pulsion de vie se transforme en pulsion de mort. Un acte qui reste un mystère pour tous, y compris pour le philosophie lui-même.

Le procès n'aura finalement pas lieu. Louis Althusser est reconnu non-responsable suite à l'application de l'article 64 du Code Pénal : "Il n'y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pas pu résister." A cette époque déjà, Louis Althusser avait connu plusieurs séjours en hôpitaux psychiatriques, des électrochocs et de lourds traitements.

Une vie, une oeuvre
59 min

En 1985, cinq ans après le drame, il décide d'écrire son autobiographie, L'Avenir dure longtemps, que le metteur en scène a condensé en 1h30 de spectacle. Un texte qui retrace la genèse de son acte de folie, et place le lecteur et le spectateur dans une posture singulière, entre fascination et voyeurisme, comme le confie le metteur en scène. "Tout se passe comme si le spectateur était convié à la scène", dit-il.

A l'arrière du plateau, un écran. Présente mais non envahissante, la vidéo agit comme une sorte de météorologie mentale du personnage. Discrète, elle s'efface presque derrière un drap blanc, qui donne un aspect volontiers clinique à la scène.

Avec finesse et brio, Angelo Bison, nous emmène aux confins de cette folie qui émerge tant du texte que du jeu du comédien et de la versatilité de son regard. Une traversée aussi terrifiante que fascinante.

Angelo Bison dans L'avenir dure longtemps (mise en scène de Michel Bernard)
Angelo Bison dans L'avenir dure longtemps (mise en scène de Michel Bernard)
- Rudy Lamboray

J'ai bien fait ? : telle est la question

Il est 17h30 au théâtre 11 d'Avignon. Valentine est professeur de français, investie par sa vocation pédagogique et sa vie de famille. Pourtant, lorsqu'elle arrive chez Paul, son frère qu'elle n'a pas vu depuis deux ans, tout semble vaciller dans sa vie. Et d'ailleurs, pourquoi n'est-elle pas avec ses élèves ?

Hélène Viviès dans J'ai bien fait ? (texte et mise en scène de Pauline Sales)
Hélène Viviès dans J'ai bien fait ? (texte et mise en scène de Pauline Sales)
- Tristan Jeanne Valès

Au fil du spectacle, ce sont quatre personnages qui vont s'afficher tour à tour un état de crise. Paul est artiste plasticien, il vient de fêter ses quarante ans. Il ne fait plus partie des jeunes artistes mais n'a pas réussi à se lancer durablement dans le milieu. Manhattan, ancienne élève de Valentine n'a pas passé son bac malgré son fort potentiel, et enchaîne les petits boulots pour vivre. Sven quant à lui est biologiste, et malgré l'amour qu'il porte à sa femme Valentine, il a l'impression de la perdre.

Dans une scénographie onirique signée Marc Lainé, essentiellement composée de traversins, les personnages évoluent et recomposent le paysage de traversins, comme une pâte malléable à moduler au gré de leurs émotions.

Pour Valentine, à la crise existentielle s'ajoute un dérapage qui intervient à la suite d'un voyage scolaire qui ne se passe pas exactement comme prévu... A trop vouloir bien faire, elle perd pied. Mais quelle est sa part de responsabilité dans cet incident ? J'ai bien fait ? s'interroge-t-elle avant de s'évanouir.

Pauline Sales est auteure, metteure en scène et directrice du Préau (Centre Dramatique Régional de Vire en Normandie). Fruit d'une fidélité artistique et d'un compagnonnage artistique avec les comédiens en scène, ce texte, spécialement écrit pour eux, accorde une place importante aux monologues. "Entrer dans les paroles comme on entre dans un décor", tel est son objectif pour laisser à la parole le temps de se déployer.

En filigrane de ces monologues et de ces crises existentielles se pose la question de l'enseignement et de la transmission : que transmettons-nous aux générations à venir ? Un texte captivant porté par quatre comédiens ingénieux, et une mise en scène aussi onirique que cocasse.

Tabula Rasa : de quoi la table est-elle le miroir ?

Au Théâtre des Doms, à l'heure du repas, Tabula Rasa vous parle de repas de famille. Une heure durant, les séquences s'enchaînent, et derrière l'apparente banalité des scènes se cachent les non-dits, les secrets de famille, parfois très lourds, à l'image de cet extrait interprété par Lara Persain :

Avec une énergie débordante, au rythme effréné des changements de scènes et de costumes, les comédiens font défiler bon nombre de tables. Ils interrogent les structures familiales, au sens propre autant qu'au sens métaphorique : la place que l'on occupe à table est-elle représentative de la place que l'on tient dans la famille, et d'ailleurs, de quoi la table est-elle le miroir ? Une question que la scénographie pose immédiatement avec un grand miroir incliné en fond de scène. Miroir réflexif pour le public.

Tabula Rasa, les comédiens au moment où le public s'installe dans la salle
Tabula Rasa, les comédiens au moment où le public s'installe dans la salle
© Radio France - Alisonne Sinard

Alors on voit la douleur de cette mère complètement dépassée par l'anorexie de sa fille et la table qui devient le point de cristallisation de toutes les tensions familiales. Plus tard, le silence d'un fils totalement blasé par le comportement intrusif et outrancier de ses parents. Plus tard encore, dans la cuisine, la famille qui s'organise pour aider le père à se préparer à un entretien d'embauche, entre malaise et burlesque assumé. Parfois, l'acceptation et à la résignation cèdent leur place à la colère, avec l'envie d'y aller, sans concessions, à la tronçonneuse, pour faire... table rase.

Lara Persain, Tabula Rasa
Lara Persain, Tabula Rasa
- Dominique Houcmant-Goldo