Retraites : "Historiquement, les gouvernants s'estiment seuls dépositaires de l'intérêt général"

Publicité

Retraites : "Historiquement, les gouvernants s'estiment seuls dépositaires de l'intérêt général"

Par
Selon Jean-Marie Pernot, "Tout dépend de ce que Montesquieu appelait les 'bonnes manières' de gouvernement". Photo : manifestation en juin 1966, à Paris.
Selon Jean-Marie Pernot, "Tout dépend de ce que Montesquieu appelait les 'bonnes manières' de gouvernement". Photo : manifestation en juin 1966, à Paris.
© Getty - Keystone-France / Gamma-Keystone

Entretien. Le politologue Jean-Marie Pernot évoque la longue tradition des conflits sociaux en France. Selon lui, l'État a toujours eu du mal à reconnaître la légitimité des organisations syndicales, d'où il résulte une culture de la confrontation.

Le conflit sur la réforme des retraites met en lumière une tradition bien française : l'absence de culture du compromis. Une réalité dont l'État serait responsable d'après le politologue Jean-Marie Pernot, chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES).

La confrontation actuelle sur les retraites s'inscrit dans une longue tradition de conflits sociaux en France. Explications de Stéphane Robert.

1 min

La radicalité du conflit actuel sur les retraites vous surprend-elle ?

Publicité

Ce qui se passe était à peu près écrit car on a connu des moments semblables par le passé. On sait très bien que lorsqu'on annonce brutalement une réforme des régimes spéciaux, et encore plus leur suppression, on provoque des grandes vagues de contestation comme celle-là. Aucun gouvernant ne peut prétendre ignorer cette caractéristique bien connue en France. Donc, pourquoi s'engager dans une telle épreuve de force ? En tout cas, la cause du déclenchement ne vient pas du camp syndical. Le pouvoir exécutif a cherché la bagarre. Comme on dit dans les cours de récréation, nos gouvernants ont cherché la bagarre. Et ils l'ont eu ! 

Après, comment tout cela va finir ? C'est encore en gros points de suspension. On peut observer quand même que ce n'est pas forcément la meilleure méthode pour construire des réformes qui nécessitent un minimum de confiance de la part des gens. Et aujourd'hui, quelle que soit l'issue de ce conflit, la confiance dans le gouvernement est quelque peu écornée.

Jean-Marie Pernot, chercheur associé à l'IRES, en 2008
Jean-Marie Pernot, chercheur associé à l'IRES, en 2008
© AFP - Miguel Medina

D’où viennent la dureté, l’âpreté, des conflits sociaux en France ?

Quand on analyse les rapports entre l'État et les interlocuteurs sociaux sur la longue durée, il y a une certaine permanence de ce travers bien français où les gouvernants s'estiment dépositaires, seuls, de l'intérêt général et composent assez mal avec le reste de la société. On a des exemples qui remontent jusqu'à l'Ancien Régime de cet entêtement à ne pas voir les mouvements profonds qui affectent la société. Souvent, ça ne produit pas que du bonheur pour ladite société. 

Cela vient aussi des débuts de la République, du passage de l'Ancien Régime à la Révolution. Des auteurs comme Tocqueville avaient déjà remarqué ce qui, à travers la Révolution, se maintenait de l'Ancien Régime. Au cours du XIXe siècle, je crois que le passage à la République n'a pas éteint absolument tous les traits de la monarchie absolutiste française. Et notre République s'est inaugurée en supprimant tous les corps intermédiaires avec la loi "Le Chapelier" en 1791, [interdisant de fait les grèves et les syndicats, ndlr].

Même après 1870, la Troisième République a maintenu un certain primat de l'État en tant que seul détenteur de l'intérêt général. Il n'y a d’ailleurs pas d'objection théorique majeure à l'idée que l'intérêt général puisse être représenté par l'État. Tout dépend de ce que Montesquieu appelait les "bonnes manières" de gouvernement. Est-ce que l'État et le gouvernement sont à l'écoute des attentes de la société ? Disons, en gros, que, jusqu'aux années 1970, les décisions de l'État tenaient compte de certains rapports de force, de certaines aspirations. Mais on a le sentiment que depuis les années 1980, on a des gouvernants qui cherchent plutôt à résister à la demande sociale, qu'à y répondre.

Depuis quelques décennies, la situation s'est donc très nettement durcie. On peut incriminer le régime de la Ve République, qui est assez centralisateur dans nos institutions, mais c'est un travers qui existait aussi avant. Par exemple, il y a eu une grève radicale contre la réforme des régimes spéciaux en 1953, sous la Quatrième République qui était a priori un régime parlementaire, mais où le gouvernement avait décidé unilatéralement de réformer le système. Et face à 4 millions de grévistes, il avait dû renoncer, mais on n’est jamais passé par la table de négociations. Donc, on voit que l'État discute très, très difficilement, ou orchestre assez mal la confrontation et la construction des compromis. 

Nous avons pourtant réussi à construire des compromis sociaux ?

Oui. Mais les grandes périodes de compromis chez nous, c'est au moment de l'après-guerre, en raison de la place qu'avaient pris les syndicats dans le Conseil national de la résistance et dans la résistance tout court. Il y a eu là un grand compromis social d'après-guerre qui a permis la reconstruction du pays. Sinon, c’est à la suite de grandes vagues de grèves, de mouvements sociaux assez radicaux comme en 1936 ou en mai 1968 que des négociations avec compromis ont eu lieu. C’est là que les "acquis" sociaux se sont construits : la représentation du personnel dans les entreprises, les conventions collectives, les congés payés... Et tout ça est sorti de grands moments de confrontation. 

Je crois que ce qui manque, et que les syndicats essaient aujourd'hui de reconstruire, c'est une position de force qui leur permettrait de manifester une puissance afin d’imposer la négociation. Mais pour l'instant, ils ne sont pas encore absolument maîtres de ce qui se passe. 

Une partie des organisations syndicales n'apparaissent pas non plus dans la recherche de compromis ?

Bien sûr, bien sûr. Mais les cultures syndicales sont assez diverses. Et puis je crois que l'autoritarisme dont font preuve les pouvoirs publics n’est pas le meilleur moyen de faire évoluer les représentations syndicales. On voit que même les syndicats les plus coopératifs, a priori, se font renvoyer dans les cordes. Donc, ça ne calme pas ceux dont la culture est plus inscrite dans la revendication et dans la lutte. 

Quand on regarde les systèmes de représentation à l’étranger, on arrive plus facilement à trouver des compromis sociaux durables. Même si cette recherche de compromis a tendance à régresser dans beaucoup de pays européens depuis une vingtaine d'années. Et je pense que c'est une évolution assez générale. Évidemment, dans le terreau français, cela produit des séquences comme celle que nous vivons actuellement.

Y-a-t-il une spécificité française à ne pas reconnaître la représentativité des organisations syndicales dans la négociation ?

Le fait est que ne nous n'avons pas un mouvement syndical tout à fait ressemblant à celui de nos voisins. Il a toujours porté avec lui la suspicion d'être insuffisamment représentatif. Et de ce fait, les syndicats sont obligés de faire en permanence la démonstration qu'ils sont capables de mobiliser les gens, de faire des grèves, etc… En Allemagne, on dit toujours qu’il y a peu de grèves et c'est vrai. Mais lorsque les syndicats font des grèves, elles sont très puissantes. Et leur force (en tout cas dans l'industrie, parce que ce n'est pas vrai dans tous les secteurs en Allemagne), est non seulement de pouvoir faire la grève, mais de ne pas avoir toujours besoin d'en faire la preuve. Et c'est cela qui donne une certaine efficacité aux compromis sociaux. Parce que les employeurs savent très bien que les syndicats peuvent avoir une grande capacité de nuisance. Les Allemands font rarement grève, mais quand ils la font, c’est massif, et cela remet les pendules à l'heure, si j'ose dire, et on arrive à discuter, à construire des compromis. 

En France, il faut toujours que les syndicats, à chaque occasion, soient capables de démontrer qu’ils disposent des moyens d’instaurer un rapport de force. Or, depuis quelques années, ils en disposent de plus en plus difficilement. La pratique de la grève régresse et c’est d’ailleurs valable dans tous les pays. Le rapport de force global est de plus en défaveur des salariés. L'internationalisation, la financiarisation de l'économie... Tout cela amoindrit les capacités de pression qu'ont les organisations syndicales. Et il ne reste plus que ces grands mouvements de manifestations qui, de manière séquentielle, viennent, tous les trois, quatre, cinq ans, signaler aux gouvernants que les gens ne sont pas prêts à se laisser conduire sans réaction vers des régressions sociales qu’ils jugent irrecevables. 

L'Invité(e) des Matins
39 min

Les réactions sont-elles particulièrement éruptives quand on touche à la question des retraites ?

Oui. Les retraites sont vraiment le fondement du pacte social. La France a mis des décennies à faire en sorte que la retraite ne soit pas synonyme, pour tout le monde, de situations de grande pauvreté. Donc, c'est une sorte de bien commun et il est difficile d'y toucher sans que les gens y voient une remise en cause importante. Pour ce qui concerne les régimes spéciaux, je pense qu'il y a beaucoup de démagogie de la part des gouvernants à vouloir justifier la réforme du système de retraite par les quelques dizaines de milliers de salariés qu'on montre du doigt parce qu'ils ont un régime spécial, comme si les régimes spéciaux étaient une création maléfique. Peut-être faut-il les faire bouger. Peut-être y-a-t-il des évolutions à faire. Mais les montrer du doigt, de cette façon, comme s’ils étaient les plus grands privilégiés de la Terre, a quelque chose d'assez curieux. Je pense que les gens, d’ailleurs, ont bien compris qu'il s'agissait d'autre chose que des régimes spéciaux dans la réforme en cours. 

Dans les entreprises concernées, c’est éruptif, bien sûr, parce qu’avec la réforme du système, les gens ont compris que leur statut professionnel même était mis en cause. Les régimes spéciaux correspondent à des compromis installés dans ces entreprises. Pas forcément lorsqu'elles étaient publiques, d’ailleurs. Les régimes spéciaux des chemins de fer sont bien antérieurs à la nationalisation de 1936. Il y avait aussi un régime spécial chez les mineurs quand les sociétés minières étaient privées. Et ils sont justifiés par les conditions de vie du personnel, leur niveau de  salaire, leur disponibilité, etc. Cela ne veut pas dire que ce sont des acquis de toute éternité, mais plutôt que de les montrer du doigt et de les désigner à la vindicte, le mieux aurait été, entreprise par entreprise, de voir comment faire évoluer ces régimes. Cela ne suppose pas forcément d’en supprimer toutes les caractéristiques. 

On aurait pu peut-être aussi voir comment organiser la mobilité dans le travail d'une autre manière, voir comment on pouvait conserver des salariés plus âgés dans les entreprises. On sait très bien que la France n'est pas une grande spécialiste de ça. Et l'emploi des seniors reste un problème. Mais il y avait beaucoup de choses à examiner et à imaginer avant d'aller mettre le feu aux poudres.

Sans vouloir jouer les "Madame Irma", comment voyez-vous une sortie de conflit ?

Je ne vois pas franchement. C'est extrêmement difficile. Mais je pense que, là, on est dans un conflit perdant-perdant. Si le gouvernement devait renoncer, il serait évidemment dans une assez mauvaise posture. S’il tient, s’il tient bon, je vois mal l'avenir de cette réforme. Parce que c'est une réforme sur 30 ans et ce gouvernement n'a pas une durée de vie à un tel horizon. Donc ce qu'il fait là, qui est une brutalisation de la société, pourra être défait ou amendé par des gouvernements un peu plus ouverts. Au bout du compte, c'est une épreuve de force qui apparaîtra plus comme une perte de temps qu'autre chose.