Comment dit-on "platines", ou "tourne-disques" en Anglais ? Réponse : turntables . Qu'on ne traduira pas par "tables tournantes", bien que la familiarité entre la radio et les occultismes de toute sorte nous saute aux yeux et aux oreilles quand on y réfléchit quelques minutes. Des voix sans corps, multipliées par mille ou un million, à l'unisson : quoi de plus surnaturel ? Surtout quand ces voix ont disparu, et qu'elles apparaissent pourtant claires comme au premier jour.

Robert Arnaut vient de disparaître. Il aimait évoquer le surnaturel au micro, et mettre, sans la dénouer, l'ambiguité sous l'oreille de son auditeur. Il m'avait par exemple raconté une expérience de télékinésie par les ondes, où un mage en studio devait faire bouger les boîtes d'allumettes que les auditeurs étaient chargés de placer face à leur radio !
Souvenir personnel d'écoute (1997 ?) : il raconte une histoire de dame blanche, vécue par des témoins qui, bien entendu, ne veulent plus parler. Il la décrit, sur le bord de la route, elle est là, les passagers de la voiture qui l'aperçoivent sont saisis d'effroi. Et moi avec, de l'autre côté du poste. Sa voix de conteur, son accent du sud-ouest, la précision de la moindre inflexion, l'adresse parfaitement maîtrisée (il est clair qu'il parle à chacun et non à tous) m'emportent dans le récit. C'est une des Histoires possibles et impossibles , qu'il prend plaisir à raconter chaque semaine sur France Inter à cette époque. Pas sûr qu'il souhaite lui-même dénouer le vrai du faux de ces histoires, cela fait partie du jeu. Il y ajoute son récit, la musique, le jeu des comédiens dans les conditions du direct. Radio totale : écriture, voix, comédie, reportage...
L'écriture du début à la fin. Ce qui m'a frappé, lors des discussions que j'ai pu avoir avec lui, toujours affable, toujours accueillant, généreux de son temps, c'était la force professionnelle qu'il dégageait. Tranquillement, il pouvait abattre une quantité gigantesque de travail, sans se laisser décourager. Il donnait l'impression d'avancer quoi qu'il arrive, sans à-coups, sans fléchissement, avec constance. Nos rencontres, d'abord dédiées à parler de L'Oreille en coin , puis à fabriquer les deux coffrets CD de ses archives, ont eu lieu essentiellement après la fin de ses dernières émissions en 2006. Mais il continuait d'écrire en quantité (en quelques années : une imposante biographie d'Albert Schweitzer, une autre du psychiatre Henri Collomb, une autre du "père de l'homéopathie" Samuel Hahnemann, une livre sur "la course à la bombe" atomique pendant la guerre, les dossiers oubliés de la Seconde guerre mondiale, la réédition de son roman "Les corneilles blanches"...).

C'est bien l'écriture qui l'a amené à la radio. Alors qu'il visait une carrière de comédien, il a répondu à un concours qu'il a remporté. Il fallait écrire une "pièce radiophonique comique". Sous le titre "Les bons apôtres", il a envoyé la sienne. Désigné vainqueur, il s'est retrouvé en face de sa distribution : Jean Tissier, Carrette, Pauline Carton, Raymond Bussière. En 1953, des vedettes du cinéma et du théâtre. "Cela vous plairait d'essayer d'écrire pour la radio ?" , lui dit un aîné présent dans les studio. Il s'appelait Pierre Schaeffer, et comme Robert Arnaut le disait dans les Cahiers d'histoire de la radio en 2011 : "Je n'ai plus fait que cela pendant 53 ans".
Au cours d'une de ces discussions, Robert Arnaut m'apprend qu'il a beaucoup d'archives personnelles, rangées, accumulées dans son grenier. Des bandes magnétiques endormies, classées parfois, d'autres fois moins. Je lui ai alors proposé d'en "faire quelque chose". Le plus compliqué dans l'affaire fut de le convaincre, et de passer outre sa modestie naturelle. Une fois le principe acquis, puis l'accord de Radio France, de l'INA et de l'éditeur Frémeaux, nous nous sommes mis au travail. Et j'ai vu à l'oeuvre l'efficacité de sa mécanique de création !

Mystère à la radio. Le principe de choix était le souvenir : si celui-ci était clair et marquant, l'archive était "sélectionnée". Pour autant, le problème n'était pas résolu, car les souvenirs de Robert Arnaut étaient précis. Comme tous les grands documentaristes, il avait gardé les noms en tête, les lieux, les ambiances, et les nouvelles d'après enregistrement. Pour son travail en Afrique, où il a passé près de six mois par an pendant 20 ans, nous avons rassemblé trois CD d'archives commentées par lui. Puis il restait toutes ces rencontres, ces savants qui le fascinaient et qu'il allait voir sur le terrain de leurs recherches, les grands témoins, et les rencontres de hasard. Trois autres CD pour ce qu'on a appelé les "rencontres possibles et impossibles".
Robert Arnaut n'aimait pas le mot "aventurier". Il en fut un, pourtant, aussi singulier que ceux dont il racontait l'histoire. L'Afrique fut bien sûr la grande affaire de sa vie. Il aimait la présenter comme une terre mystérieuse, jamais conquise. "L'Afrique du jour et de la nuit", comme le titre d'un de ses livres. Il avait dû s'en éloigner après un infarctus au beau milieu d'un fleuve (était-ce le fleuve Oubangui ?), au cours d'un reportage. Il s'en était sorti parce que non loin de là, un avion militaire était déjà prêt à décoller et avait pu le ramener en France sans attendre. Dans ses autres émissions aussi, il aimait instiller le mystère, jouer avec le vrai et le faux, flegmatique, conscient qu'il y a dans cet entre-deux une caractéristique essentielle de la radio.

**Expéri-mentateur. ** Robert Arnaut avait parrainé la série "Mythologie de poche de la radio", sur France Culture et l'avait inaugurée. Il était venu parler de son expérience de Balcon sur le rêve (1962), une série de fictions où il avait pour mission d'utiliser les sons expérimentaux fabriqués par Schaeffer et son équipe du "Service de la recherche" de l'ORTF. Il travaillait notamment avec Bernard Parmegiani, grand compositeur du GRM. Il n'a jamais perdu le goût de l'expérience sonore : il est l'auteur d'une fiction en dolby surround en 1995 (Un cataclysme sonore ), et du documentaire Le Singe soleil en multicanal (le son qui vous entoure) en 1996.

"Une histoire d'amour". Après son départ de l'antenne, à peine évoqué lors de sa dernière émission en 2006, quand il passait dans la maison de la radio, les anciens collègues venaient le saluer, bousculaient un enregistrement pour venir échanger deux mots - les ingénieurs du son l'accueillaient avec un grand sourire. La nouvelle de sa présence dans les murs circulait sans qu'il y fasse quoi que ce soit. Robert Arnaut a été un passeur, un enseignant de radio informel, et je crois un repère pour nombre de ses collègues (voyez les propos de l'ami Guy Senaux sur le blog RadioFanch).
A la dernière plage du dernier CD des deux coffrets, est arrivé le moment de conclure. Et voilà ce que disait Robert Arnaut :* "Quand je me retourne sur ce parcours de 50 ans, je vois des paysages, des forêts, des déserts, des visages, des moments d'émotion, de rire, graves, tragiques, et le tout, disons-le, jalonné par la technique. L'évolution technique. (...) J'ai connu la mono, la stéréo, le dolby surround, les multicanaux, j'ai connu le magnétophone à fil, à bande, le disque, la cassette, le CD, la numérisation. Toute une vie avec la radio, sans la moindre infidélité de part et d'autre. Une histoire d'amour, quoi".*