Robert Darnton : "Au temps du Covid, le livre nous apporte joie, fantaisie et soulagement"

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Robert Darnton : "Au temps du Covid, le livre nous apporte joie, fantaisie et soulagement"

Par
Robert Darnton
Robert Darnton
© Getty - Leonardo Cendamo

Une conversation mondiale. Le livre est l'un des totems du confinement. Considéré comme un recours à l'enfermement, il est très vite devenu un objet politique marqué par le débat de son caractère essentiel. Par sa manière de situer l'évènement, il consacre sa puissance évocatrice et symbolique.

Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la crise du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde entier ont  ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets d’une crise mondiale. La liste de ces contributions à cette Conversation mondiale entamée le 30 mars, continue de s'étoffer. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat  proposera une rencontre inédite entre deux intellectuels sur les  bouleversements actuels.

Robert Darnton est spécialiste des Lumières et de l'histoire du livre sous l'Ancien régime, mais également ancien directeur de la Harvard University Library. Il vient de publier chez Gallimard Editer et pirater. Le commerce des livres en France et en Europe au seuil de la Révolution_, et c'est en amoureux des livres, un peu pirate sur les bords, que l'historien américain témoigne de son rapport à cet objet si particulier dans un moment qui l'est tout autant._

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Comme l’amour au temps du choléra, le livre au temps du Covid-19 nous porte de la joie, de la fantaisie, et du soulagement.  On n’a jamais lu autant de livres que pendant les derniers douze mois.  Pour ma part, je me suis plongé dans Guerre et Paix  de Léon Tosltoï, et j’ai passé des semaines délicieuses en fréquentant les Russes à l’époque de Napoléon.  Après avoir terminé le texte, je voulais qu’il fût encore plus long, et cela m’a amené à repenser mon rapport avec les livres en général.  

Obligé, comme tout le monde, de me confiner et de travailler sur l’écran d’un ordinateur, j’ai profité de mes nouveaux loisirs pour revenir à ma bibliothèque. Guerre et Paix  m’a fait redécouvrir le plaisir de tourner des pages et de sentir le papier, tout en dévorant le récit de Tolstoï.  Le codex, me suis-je dit, est la plus belle invention de l’humanité. En remplaçant le volumen (ou bilblion, le livre sous forme de rouleaux en grec ancien) il y a deux mille ans, il nous a permis de parcourir un texte en le feuilletant, et a offert la possibilité de réunir un grand texte dans un seul volume.  "Mega biblion, mega kaken" ("Grand livre, grande peine") disait Callimaque de Cyrène vers 260 avant J.-C., puisqu’un biblion ne pouvait contenir qu’un texte réduit et il fallait manipuler beaucoup de biblia pour lire un livre aussi long que l’Odysée. J’aurais dû dérouler plusieurs douzaines de biblia pour lire Guerre et Paix. Le codex, véhicule essentiel de la Bible, a répandu le christianisme partout dans le monde, et de manière générale on peut dire que le codex a rendu la culture accessible à des populations entières.

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La démocratisation de l’accès à la littérature est le thème central de mon dernier livre, Editer et pirater. Le commerce des livres en France et en Europe au seuil de la Révolution. C’est au XVIIIe siècle que le livre déborde les limites de l’élite et commence à se répandre au un grand public. Cela s’est fait grâce à la piraterie.

Je m’explique. Au XVIIe siècle faisait rage une guerre commerciale entre les libraires-éditeurs de Paris et ceux de province, notamment Lyon. L’État louisquatorzien intervient en faveur de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris, en leur donnant un monopole des privilèges des livres. Exclus du monde de l’édition, les provinciaux sont réduits à la librairie, et au XVIIIe siècle ils se fournissent chez des éditeurs de livres français établis hors de France dans ce que j’appelle un "Croissant fertile", qui va d’Amsterdam à Bruxelles, Liège, la Rhénanie et la Suisse. C’est là que la piraterie fleurit, parce qu’il n’y a pas de copyright international, et les contrefaiseurs peuvent réimprimer légalement les livres produits en France et les faire passer ensuite par contrebande partout dans le royaume.

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Or, le coût de production à l’étranger est beaucoup moins cher qu’à Paris, grâce au prix du papier et de la main d’œuvre, sans parler des paiements pour le manuscrit.  Il existe donc une alliance naturelle entre les maisons d’édition étrangères et les libraires provinciaux.  D’ailleurs les éditeurs parisiens sont obligés par les codes de la librairie de produire des livres de haute gamme, ce que je constate quand je les consulte —papier de qualité, marges généreuses, mise en page aérée.  Les pirates décrient ce qu’ils appellent le "luxe typographique". Ils utilisent du papier bon marché, éliminent les illustrations, et n’hésitent pas à couper les textes, parfois en annonçant (faussement) une édition "augmentée et corrigée par l’auteur".

Pendant mon confinement, j’ai souvent pensé aux aspects physiques des livres, qui sont confinés eux-aussi, dans des bibliothèques fermées aux chercheurs.

Ils expriment en tant qu’objets produits au XVIIIe siècle des visions différentes du public considéré par les éditeurs.  Un volume imprimé par un pirate marginal de Genève — Jacques-Benjamin Téron, par exemple, ou Gabriel Grasset — a mauvaise allure par rapport à un volume produit par un maître parisien tel que Michel-Antoine David ou Jean-Baptiste Garnier.  En d’autres termes, je comparerais le premier à un pot de terre et le second à un verre de cristal.  À cette époque, au début de la société de consommation, le grand public préfère le livre peu cher, et les contrefaçons inondent le marché.  Les archives de la Direction de la librairie abondent en notes qui indiquent que le commerce de livres "n’est plus qu’une piraterie".  Le stock de livres des libraires provinciaux est composé essentiellement de contrefaçons.  En 1778 un expert estime que leur nombre est au moins 30 millions — plus que la moitié des livres disponibles sur le marché.  

Le piratage représente donc la démocratisation de l’accès du peuple français à la littérature. 

On ne peut pas dire des pirates qu’ils sont idéalistes, bien qu’ils publient presque tous les livres des philosophes, qui ne peuvent pas passer à la censure.  Ils veulent faire de l’argent, "le grand mobile de tout", ainsi que s’exprime un contrefaiseur de Neuchâtel.  Ayant lu plusieurs centaines de leurs lettres, j’y vois un capitalisme farouche, où les intrigues et les fourberies font penser aux Illusions perdues de Balzac.  Pourtant, un contrefaiseur d’Yverdon défend son métier du point de vue de l’humanité : "Tout libraire donc ou imprimeur qui, par des contrefaçons, procure de répandre plus abondamment et plus promptement les bons livres, mérite beaucoup de l’humanité". 

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Cette remarque m’a fait penser aux problèmes de démocratisation aujourd’hui. Aux Etats-Unis la démocratie se porte mal, et l’information paraît problématique.  Les médias sociaux déforment la communication, tandis que les grandes corporations —Google, Facebook, Twitter — en monopolisent l’accès.  Je ne prétends pas que Google domine le monde du livre de la même façon que la communauté des libraires et imprimeurs de Paris au XVIIIe siècle.  Mais, à mon avis, il représente un danger.

Quand Google a lancé son projet de numériser tous les livres du monde, il ne proposait qu’un service de recherche, et il a demandé de commencer par les collections de Harvard, qui possède la plus grande bibliothèque universitaire du monde.  Nous lui avons accordé la permission pour les livres du domaine public.  Lorsqu’il nous a été proposé de numériser les livres protégés par le copyright, nous avons répondu avec un non définitif.  Directeur de la Bibliothèque à cette époque, je croyais qu’il fallait respecter le droit d’auteur.  Pourtant, d’autres bibliothèques ont permis à Google de numériser leurs collections entières.  Immédiatement, les éditeurs et les auteurs ont porté plainte. Après presque trois ans de négociations, ils sont arrivés à un accord, le Google Book Search, qui a transformé le service de recherches en une bibliothèque commerciale, dont les revenus seraient partagées par les auteurs, les éditeurs, et Google.

J’y voyais la menace d’un monopole d’une nouvelle espèce : l’accès à la littérature sous forme numérique.  Je m’engageais dans une polémique contre Google, et à ma grande joie, une Cour Fédérale a proscrit Google Book Search au motif d’une violation des lois interdisant les monopoles.  Nous avons réagi en créant la Digital Public Library of America, une bibliothèque numérique nationale, qui donne accès gratuitement aujourd’hui à 30 million de livres.

Pourtant, la DPLA est contrainte de respecter le copyright, qui protège un livre jusqu’à la mort de l’auteur plus 70 ans.  Cela veut dire que toute la littérature américaine publiée après 1923 est exclue du domaine public. En réfléchissant sur les pirates de l’époque des Lumières, je me pose des questions. D’après la première loi de copyright aux Etats-Unis, qui date de 1790, les livres étaient protégés pendant une période de 14 ans renouvelable une fois. Est-ce que les pères fondateurs de la république avaient raison?  En tant qu’auteur, je profite du copyright et de manière générale je respecte la propriété intellectuelle, mais le public a aussi des droits.  J’avoue que j’ai une certaine sympathie pour les pirates du XVIIIe siècle.  Le copyright sous sa forme actuelle peut être considéré comme un obstacle à la démocratisation de l’accès à la littérature.

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Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.