Robert Frank : "Les yeux et le cerveau doivent travailler ensemble, mais on ne peut pas oublier le cœur"

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Robert Frank : "Les yeux et le cerveau doivent travailler ensemble, mais on ne peut pas oublier le cœur"

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Robert Frank en train de filmer le photographe du Los Angeles Time qui réalise son portrait à la fondation Lannan en 1996.
Robert Frank en train de filmer le photographe du Los Angeles Time qui réalise son portrait à la fondation Lannan en 1996.
© Getty - Patrick Downs/Los Angeles Times

En 1999, le photographe Robert Frank était venu se livrer au micro de Claire Clouzot, dans l'émission "A Voix Nue". Nous vous proposons de réécouter la voix du photographe, mort ce lundi 9 septembre, à l'âge de 94 ans.

En juillet 1999, alors âgé de 75 ans, Robert Frank avait répondu aux questions de Claire Clouzot et Jean Perret, à Nyon, en Suisse, pour l'émission A Voix Nue. Il y racontait comment, alors qu'il avait été rendu célèbre par son livre de photographie sur l'Amérique profonde, "Les Américains" (1958), il avait finalement renié l'image fixe pour se consacrer à la caméra, avant de réaliser quinze films sur lui-même, sa famille, ses amis et ses tourments. 

Mort ce lundi 9 septembre, à l'âge de 94 ans, Robert Frank reste pourtant, aujourd'hui encore, une personnalité davantage mise en avant pour son travail photographique que pour sa filmographie, qu'il détaillait plus précisément dans cette série de cinq entretiens, que nous vous proposons de réécouter.

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Épisode 1 : Mélanger la vérité et la fiction 

Dans ce premier entretien, Robert Frank revenait sur sa difficulté à parler de ses films, sur le mélange entre vérité et fiction et sur la part des imprévus. Il racontait, surtout, comment et pourquoi sa filmographie touchait autant à l'intime.

Robert Frank (A Voix Nue, 26/07/1999)

25 min

Faire des films m’a appris qu’il faut parler. Qu’il faut expliquer. Je m’ouvre en faisant ces films personnels. J’ouvre beaucoup de ma vie, de mes sentiments privés. [...] Si vous ne comprenez pas cette pensée, je ne peux rien faire mais je suis libre de dire qu’il n’y a pas de réponse pour cela. J’ai montré dans le film, si vous voulez, encore plus de révélations privées, vous les inventez pour vous-même, vous les écrivez, vous faites ce que vous voulez. Moi c’est fait. Cette période de ma vie est passée, je ne veux plus en parler. Si j’ai fait un film si privé, c’est peut-être parce que ça m’aidait à me sortir des difficultés de la vie.

Chaque film, plus ou moins, devrait avoir la personnalité du réalisateur. Le seul film qui ne l’a pas, c’est le plus grand film, par [excès] d’argent, “Candy Mountain”. J’avais tout à ma disposition et ça n’a pas marché, la machine était trop grande pour que reste la personnalité de Robert Frank. J’ai bien appris que le mieux pour moi c’est de rester avec moi-même, avec des moyens plus ou moins limités pour faire des films. Ça me réussit mieux que l’autre système. La beauté c’est de pouvoir faire des films très différents, de ne pas avoir peur que le film soit une défaite. Je ne m’en fous pas du public mais c’est une grande lutte de terminer un film, d’avoir le courage de le faire. C’est ce qui compte pour moi, de finir le film, not to give up. C’est la motivation, c’est la force qui me fait continuer, le courage de ne pas abandonner.

Épisode 2 : De "The Americans" à "Pull my daisy"

En 1959, alors que son livre The Americans a fait de lui la coqueluche des critiques, Robert Frank décide de mettre au placard ses appareils photos pour se consacrer à la réalisation. Il prépare le tournage de "Pull my daisy", dans lequel il implique ses amis artistes, dont Jack Kerouac. 

Robert Frank (A Voix Nue, 27/07/1999)

23 min

Le livre [The Americans, ndlr] est sorti, il était temps de faire autre chose. J’avais commencé deux ans avant à faire un petit film avec mes amis. Ça m’a plu ,avec une vieille caméra, alors ça m’a intéressé de faire un film. 

Le cercle des artistes à Manhattan est assez petit. J’ai demandé [de l'aide] à Alfred Leslie qui est peintre. On était liés. Ginsberg était le poète. On vivait tous très proches, on se connaissait. Et avec Kerouac je l’aimais bien, je l’aimais vraiment bien, pour sa simplicité, mais même en ce temps il buvait et il était des fois très destructeur. Alors j’ai pris une décision que je regrette toujours, j’ai dit : "Tu ne peux pas venir là où on va faire le film, parce qu’on ne peut pas travailler quand tu es là”. J’ai toujours regretté qu’il ne soit pas venu. 

C’est mieux de me regarder, ma vie, et de savoir exactement ce que je pourrais raconter de cette vie, et c’est comme ça que j’ai commencé à faire des films personnels. Et là j’ai découvert que la machine de cinéma commercial était trop forte pour moi, qu’avoir une équipe d’une trentaine de personnes autour de moi, c’était trop. Alors après ça j’ai définitivement su que ça n’allait pas comme ça, qu’il faut rester sur la petite route, mais pas aller sur le grand highway. 

Épisode 3 : Une filmographie intimiste

Dans ce troisième entretien, Robert Frank s'attarde sur sa famille, qui l'a un temps accompagné à travers les États-Unis lorsqu'il se consacrait à la photographie, et qu'il évoque régulièrement à travers ses films. 

Robert Frank (A Voix Nue, 28/07/1999)

24 min

Une voiture, la famille... On avait peu d’argent. Et quand on n'a plus eu d’argent, ce n’était plus possible de voyager avec les enfants, ma femme est retournée vivre à New York. C’était pénible la vie, matériellement, c’était très peu d’argent. La bourse de Guggenheim, c‘était 3000 dollars pour une année. Ce qui est intéressant c’est que tout ce travail, on y croyait. [...] On croyait faire un document, c’était nécessaire pour moi-même. J’avais le rêve de publier un livre, et finalement ça s’est produit, mais pas sans l’aide de Delpire, qui a fait le livre. Il n'aurait pas été publié ici. 

Je suis un peu du côté amateur. Je fais des films quand je me sens bien, avec peu d’argent, avec l’espoir que les gens peuvent le voir, le comprendre. Faire une histoire, une petite histoire, to entertain les gens, ça c’est trop tard pour moi et je n’ai pas de talent pour ça. Parce que pour la plupart des autres cinéastes c’est l’idée vraiment. Je me sens un peu à part du courant naturel du cinéma. Maintenant je l’accepte, à cet âge, you know... Que c’est naturel pour moi, mais pour arriver à ce point il a fallu apprendre : je ne suis jamais allé à l’école pour le cinéma, et je ne suis pas un homme littéraire ou rien. Et je n’avais pas de patience ou de talent avec les acteurs… 

Les yeux et le cerveau doivent travailler ensemble, mais ce qu’on ne peut pas oublier, c’est le cœur. C’est ce qu’on a dedans, ce qu’on essaye d’exprimer. Pour l’exprimer en vidéo ou en film, je dois avoir une certaine spontanéité où je dois me sentir libre, où il n’y a pas une dizaine de gens autour de moi. 

Souvent je ne veux pas rester sur les visages des gens que je ne connais pas. Ma sensibilité veut aller ailleurs avec la caméra. Ça m’est resté de la photo : on prenant l’appareil, on prenait la photo vite, et ça y est. Quand je regarde la caméra dans le viseur, je ne veux pas rester trop longtemps parce que ça fait un effet qui… I don’t know, it’s a little bit shame. Un peu coupable. C’est pour ça qu’on prend des comédiens, qu’on les paie. 

Épisode 4 : la place de la mémoire

En 1999, le photographe tourne son film sur un peintre chinois, Chan Yu, entre Taïwan et Paris. Le thème de la mémoire y est omniprésent :

Robert Frank (A Voix Nue, 29/07/1999)

26 min

J’ai passé plusieurs années avec lui dans les années 1960. Il est devenu assez célèbre, et ses tableaux se vendent très cher. J’ai pris contact avec un acteur chinois à Paris. Comment recréer la mémoire ? C’est la question que je me suis posée en tournant ce film, et cela m’a donné une liberté totale ! 

Je fais des efforts pour réinventer la mémoire, et c’est peut-être mieux que de se souvenir. Quand on devient âgé, on perd la mémoire. Je trouverais ça bien de faire un film sur la perte de la mémoire.

En 1972, Robert Frank filme la tournée des Rolling Stones, et en fait un documentaire : Cocksucker Blues. Il immortalise alors leurs séjours dans des hôtels, dans leur avion privé, ou dans les limousines qui les transportent entre deux concerts, avec tous les excès et la débauche inhérents au groupe (drogue, sexe, alcool). Mais le groupe s’oppose à la diffusion du film et le censure :  

J’ai été invité avec eux, et c’était un voyage dans une autre stratosphère. Il y a le pouvoir, l’argent... Tout ce que vous voulez. Mais je crois que le film est très déprimant, et c’est pour ça qu’il est interdit. J’ai été payé pour faire ce film, mais je n’ai pas le droit de le présenter.

Épisode 5 : "The War is over"

Dans ce dernier entretien, Robert Frank raconte ses expériences plus originales, de la photographie de mode à un plan séquence de 60 minutes commandé par Arte. Il décrit, aussi, sa façon de travailler, avant de s'étonner de son propre succès.

Robert Frank (A Voix Nue, 30/07/1999)

25 min

Si tu n’as plus le désir de le faire... Parce que je me demande pourquoi continuer à faire des films. Pourquoi une autre photo ? Quand cette question arrive c’est mauvais signe. Ce sont les corbeaux qui vont te manger. C’est mauvais signe, les questions “pourquoi ?”. Alors le désir termine ces questions. 

Il faut lutter, c’est tout ce qu’on apprend. Il faut lutter. J’ai fait une photo en polaroid, une des dernières pour une exposition que je vais avoir cette année et ça s’appelle “The War is over”. On devient fatigué, on ne veut plus lutter. Mais ça continue toujours. Il y a une lutte, personnelle, pour l’argent, pour être artiste. La guerre ne s’arrête pas. Si tu regardes autour de toi à New York, la lutte continue. C’est la guerre pour reconnaître ton talent de très grand artiste qui publie des photos. L’ambition n’a pas de fin peut-être. Peut-être que cette photo, "La Guerre est finie", c’est espérer que l’ambition finalement, c’est fini.

Ça me surprend, que des gens me disent “Ça a eu un effet sur toute ma vie, après que j’ai vu le film ou que j’ai vu le livre"… Ça m’a donné le courage de faire ça, de croire en moi. Ça m’étonne parce que, pour moi, ça n’est jamais arrivé comme ça, quand je lisais un livre. Je suis toujours surpris des gens qui ont vu les images et ont été émus comme ça.