Rocard, Blair, Clinton... Macron dans l'histoire de la "Troisième voie"

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Rocard, Blair, Clinton... Macron dans l'histoire de la "Troisième voie"

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Emmanuel Macron avec Nicolas Sarkozy, lors de l'hommage à Michel Rocard.
Emmanuel Macron avec Nicolas Sarkozy, lors de l'hommage à Michel Rocard.
© AFP - Philippe Wojazer

Plutôt qu'un gouvernement d'ouverture empruntant à Mitterrand ou Sarkozy, Emmanuel Macron s'inspire du britannique Anthony Giddens pour défricher une Troisième voie qui transgresse les clivages, mais sans la triangulation d'un Nicolas Sarkozy.

Il lui a réservé une place de choix avec le portefeuille de la Justice et pour cause : en partie grâce à lui, c’est le vieux rêve de François Bayrou qu’Emmanuel Macron a réalisé en arrivant au pouvoir le 7 mai.

En 2007, Bayrou, alors sous la bannière UDF, avait déjà fait valoir son intention de gouverner avec des personnalités de droite et de gauche. A l’époque, la tentative malheureuse avait été commentée comme une version renouvelée de la méthode dite de “l’ouverture politique”. Mais la notion est polysémique, car elle est souvent employée pour des situations très disparates.

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Ainsi, le consensus recherché par De Gaulle autour de l’élaboration de la constitution de la Vème République, relève-t-il vraiment de “l’ouverture” ou pas, tout simplement, d’une recherche d’adhésion large ? Dans son Discours de Bayeux, en 1946, De Gaulle précisait déjà son ambition d’un régime transpartisan sur lequel il a fondé le statut du Chef de l'Etat.

Mitterrand et Sarkozy à l'ouverture

Derrière la notion de politique d’ouverture perce l’idée d’une stratégie politique vis-à-vis du camp adverse dans le but de saturer son espace politique. Les deux principaux exemples sous la Vème République ont été bien documentés :

  • Sous François Mitterrand, en 1988, Michel Rocard, Premier ministre, recrutera plusieurs personnalités de centre-droit et notamment Jean-Pierre Soissons, Michel Durafour ou encore Jean-Michel Rausch, qui avaient constitué un groupe parlementaire à part à l’Assemblée et rejoint la majorité présidentielle
  • Sous Nicolas Sarkozy, François Fillon ouvrira ses deux premiers gouvernements à des personnalités de gauche, comme Bernard Kouchner, Fadela Amara, Jean-Marie Bocquel ou même Jean-Pierre Jouyet, pourtant compagnon de route politique et ami personnel de Ségolène Royal... que venait de battre Nicolas Sarkozy

L'émission "Travaux publics" du 21 mai 2007 était consacrée à cette ouverture sur France Culture :

"Le nouveau gouvernement, ouverture radicale ?", dans "Travaux publics le 21 mai 2007 sur France Culture

59 min

Aujourd’hui, la notion est réactivée par certains commentateurs pour décrire le casting du premier gouvernement du quinquennat dévoilé ce 17 mai.

De fait, des vingt-deux personnalités, trois viennent du MoDem (Bayrou à la Justice, donc ; de Sarnez aux Affaires européennes et Sylvie Goulard, aux Armées) et deux des rangs des Républicains, Bruno Lemaire (Bercy) et Gérald Darmanin (ministre de “l’action et des comptes publics”, jusqu’ici appelé… le Budget). Sans oublier le Premier ministre, Edouard Philippe, député LR jusqu’à sa nomination lundi 15 mai.

A gauche, sept personnalités politiques, parmi lesquelles les socialistes Le Drian au Quai d’Orsay et Colomb à l’Intérieur, et deux radicaux de gauche (Annick Girardin à l’Outre Mer et Jacques Mezart à l’Agriculture).

Les dix autres maroquins échoient à des personnalités de la société civile, sans doute pas dépourvus d’affiliation idéologique mais pour l’instant vierges de tout engagement politique avant “En marche!”. Ceux-là, l’ADN du mouvement lancé par Emmanuel Macron le 6 avril 2016, sont pour l’instant inclassables entre gauche, droite et centre. .

Sur le papier, c’est bien un gouvernement mixte qu’a composé Edouard Philippe avec Emmanuel Macron. Cependant, la notion d’ouverture est impropre dans la mesure où Emmanuel Macron ne transgresse aucune étiquette en recrutant au plus large. Sa conquête du pouvoir est une nouveauté complète sous la Vème République : un candidat à la présidentielle victorieux après s’être d’abord dit “ni de droite, ni de gauche”, qui se définira ensuite “ET de droite, ET de gauche” pour ne pas risquer l’amalgame avec le vieux rictus poujadiste.

Macron, héritier de Giddens plus que Poujade

Derrière cette mixité se dessine non pas l’ouverture, mais une nouvelle forme de “troisième voie” qui entend balayer la terminologie “droite”, “gauche” ou même “centre” au profit d’une hybridation complètement inédite en France. Mais pas à l’échelle de la planète : en 1994, en Grande-Bretagne, Anthony Giddens, sociologue de métier et futur patron de la London School of Economics (LSE), publiait Beyond Left and Right — the Future of Radical Politics.

Derrière ce “beyond” - “au-delà”-, l’idée de balayer les étiquettes. Pour le politiste Thibaut Rioufreyt, qui a consacré sa thèse à la réception de la Troisième voie britannique dans les rangs socialistes en France, Emmanuel Macron est l’héritier de Giddens davantage que de Tony Blair. Même si Blair prendra Giddens comme conseiller, il restera arrimé au Parti travailliste, et cherchera à le renouveler de l’intérieur. Ce sera ce qu’on a appelé le New Labour, (“néo-travaillisme”).

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Tentative d'hybridation

Emmanuel Macron a certes été étroitement lié au quinquennat de François Hollande. Mais n’a pas cherché à arrimer sa troisième voie à l’histoire de la gauche. Parce que la place était déjà prise, analyse Thibaut Rioufreyt :

Manuel Valls essayait déjà de faire du Blair, en cherchant à incarner un hybride idéologique qu’il voulait imposer au Parti socialiste, ou en déclarant “J’aime l’entreprise” devant le Medef.

Mais aussi parce qu’Emmanuel Macron a d’emblée digéré une position centriste et libérale, et identifié que l'espace pour une troisième voie entre l’aile gauche et l’aile droite de la gauche était trop étroit. Il s’est placé “par-delà gauche et droite” car rester à gauche était “invendable” en France, où les gens de gauche qui souhaitent une politique dite sociale-libérale ne dépassent pas 6 à 7% de l’électorat. Alors qu’outre Manche, le bipartisme institutionnel et le monopole du Labour à gauche a permis à Blair de s’imposer au sein de son propre camp alors même qu’il s’y trouvait assez isolé, explique encore Thibaut Rioufreyt.

Outre qu’il lui a permis de remporter l’élection présidentielle - bien aidé par le contexte des affaires de François Fillon -, ce positionnement hors clivage a eu pour effet de dispenser Emmanuel Macron de bien des transgressions lexicales. Ainsi, là où Blair et les siens se revendiquaient “post-thatchériens” à en faire s’étouffer le vieux Labour, Emmanuel Macron a peu pratiqué la triangulation.

En science politique, la triangulation est une stratégie de communication qui consiste à emprunter à l’adversaire ses arguments et plus encore ses mots. C’est pour Bill Clinton que l’on emploie le terme pour la première fois, avant que Tony Blair n’en fasse à son tour l’épine dorsale de sa communication. La synergie entre l’ancien Président démocrate américain et l’ex-Premier ministre travailliste britannique ne s’explique pas seulement par une proximité idéologique entre deux hommes qui biberonnent à une même gauche modérée anglo-saxonne.

Avant Blair et Clinton... Séguéla en Pologne

Thibaut Rioufreyt rappelle en effet qu’une partie des spin doctors de Bill Clinton a rejoint l’équipe de Tony Blair au début des années 2000, important au passage la technique de triangulation. Avant eux, une première tentative de triangulation aura eu lieu en Pologne, à la fin des années 80, sous le haut patronage de Jacques Séguéla qui conseillait des dirigeants polonais. Mais le terme n’était pas encore utilisé à l’époque.

Blair assortira sa pratique de la Troisième voie de très nombreuses transgressions. Se délectant de provocations en tous genres, il ira jusqu’à s’inviter au bureau politique de l’UMP lors d’un voyage en France en 2008 qui fera s’étrangler la rue de Solférino. C’est là qu’il prononcera un discours en français très favorable à la droite française :

Une chose est aussi importante que la distinction entre la gauche et la droite: la différence entre une politique qui se tourne vers l'avenir et une autre qui s'accroche au passé. Il s'agit moins d'une affaire de gauche et de droite que de tort et de raison [...] Dans un monde qui change, malheur à celui qui stagne. Tony Blair

Il était question du goût de Tony Blair pour la triangulation dans cette archive de France Culture “Que reste-t-il du blairisme”, qui date du 2 octobre 2003 dans l'émission "Cause commune" :

Peter Sloterdijk et le bilan de la "Troisième voie", dans "Cause commune" le 2 octobre 2003 sur France Culture

53 min

Quand Sarkozy n'avait que Jaurès ou Blum à la bouche

En France, la Troisième voie sera parvenue au pouvoir sans avoir recours à la triangulation : Emmanuel Macron a davantage manié le flou, qui a eu le bénéfice de séduire l’électorat centriste. Poussant d’un cran la politique d’ouverture initiée par François Mitterrand, Nicolas Sarkozy reste à ce jour celui qui aura le plus usé de la triangulation. On se souvient des nombreuses références à Blum, Jaurès en passant par Guy Moquet, qui ont étayé sa conquête du pouvoir.

Replongez-vous dans le contexte de la campagne de 2007 avec Jean-Louis Missika qui évoquait cette stratégie de triangulation au micro de “La Suite dans les idées” en septembre 2007 :

La triangulation dans "La suite dans les idées", le 4 septembre 2007 sur France Culture

14 min

Ce n’est pas un hasard si c’est Sarkozy qui s’est emparé de cette stratégie de communication puisqu’il était alors conseillé par Emmanuelle Mignon. Or Mignon, qui multipliait les allers-retours à Londres et connaissait très bien les spin doctors de Tony Blair, avait largement bénéficié des conseils du think tank Policy Network dirigé par Peter Mandelson.

Archives INA - Radio France

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