Roland Moreno, la rencontre comme expérience
Par Thomas Baumgartner
Il aimait La Nuit américaine de Truffaut, et il avait dans son bureau la fameuse "serpillère-gilet" du Père Noël est une ordure . Il recevait volontiers, partageait dans la foulée un déjeuner et une bonne bouteille. Demy aussi était dans son Panthéon : "Jacques Demy, c'est * Les Demoiselles de Rochefort. Il a signé d'autres films très beaux, évidemment, mais il restera comme l'auteur définitif des Demoiselles, comme moi je resterai comme l'inventeur de la carte à puce"* . Il avait lâché ça comme ça, devant son gigantesque écran Mac, sans amertume. Car se savoir "définitif" en mettrait plus d'un en rogne. Les deux ou trois fois où j'ai rencontré Roland Moreno, il était tout le contraire : enjoué, bavard et partageur.
On peut lire ici et là (sur Slate par exemple, ou Challenges) ses inventions autres que la carte à puce : la machine à tirer à pile ou face, le compteur de chèques... Mais si je parle de Roland Moreno ici, c'est qu'il tâta du son, et que nous avons parlé radio.
Il avait évoqué quelque part (où ?) la figure de Gérard Sire, voix de stentor, conteur des ondes, créateur multiforme. Il en parlait comme de quelqu'un de familier. Et dans l'article en question, il laissait son adresse mail personnelle. Il semblait avide d'échanges, et je crois qu'il l'était. Je cherchais des renseignements sur Sire, j'écrivis à Moreno, qui me répondit rapidement, et m'invita à passer dans les bureaux d'Innovatron, sa société.
L'immeuble d'Innovatron était magnifique, rue Danton, à deux pas de la place St Michel. "Le premier bâtiment de Paris en béton moulé" , me dit l'inventeur en m'accueillant. Et nous avons parlé longuement, de tout ou presque. Mais de Gérard Sire, il ne fut presque pas question ! En réalité, ils ne s'étaient rencontrés que lors d'un reportage pour la télévision en 1968, où sa figure hirsute de savant pataphysique avait fait merveille. Michel Alberganti a retrouvé le reportage en ligne ( cliquer ici). Donc Moreno avait accepté de me voir pour me parler de quelqu'un qu'il ne connaissait pas. Pour la rencontre, pour la conversation. Pour partager le déjeuner qui poursuivit notre échange.
Et puis le son est venu sur la table. Il m'a parlé de ses expériences sonores, avec des bandes et des amis. L'OuRaPo, Ouvroir de radiophonie potentielle, commençait ses oeuvres à ce moment-là. Trente ans auparavant, Roland Moreno était un "ourapien sans le savoir". Ou plutôt faisait preuve de "plagiat par anticipation", comme on dit dans la littérature à contraintes, en retournant les bandes magnétiques ( tout est raconté là, et écoutable). Il partagea ses expériences et il m'a donné l'autorisation de les mettre en ligne. On a aussi parlé des Célimènes, expériences de chant synthétique qui marient par exemple Bach et Boby Lapointe.
Roland Moreno donnait l'impression d'être un "connecteur" entre les envies des uns et des autres, les parcours des uns et des autres (comme Gérard Sire a pu l'être, je crois). La rencontre comme expérience, donnant lieu éventuellement à invention. Si le hasard et la chance sont de la partie.