Salman Rushdie : "Je n’aime pas les livres ou les textes qui m’expliquent ce que je dois faire"
Par Hélène Combis, Sébastien Lopoukhine
Depuis 1989, l'auteur des "Versets sataniques" vit toujours sous la menace d'une fatwa mettant sa vie et celle de ses proches en péril. A l'occasion de la sortie de son dernier livre "Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits", l'écrivain britannique est l'invité exceptionnel des Matins.
"Quand il advient – tous les quelques siècles – que se brisent les sceaux cosmiques, le monde des jinns et celui des hommes entrent momentanément en contact. Sous apparence humaine, les jinns excursionnent alors sur notre planète, fascinés par nos désirables extravagances et lassés de leurs sempiternels accouplements sans plaisir." Tel est le pitch du dernier livre de Salman Rushdie, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, dont il est venu parler ce 12 septembre dans la Matinale de France Culture.
Retrouvez l'intégralité de l'interview de Salman Rushdie dans Les Matins de France Culture
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Et c'est par l'évocation de l'un des personnages du roman, Ibn Rushd, plus connu sous son nom latinisé, Averroès, que Guillaume Erner commence l'entretien. "Rushd", "Rushdie"... une homophonie qui s'explique par le fait que le père de l'écrivain a changé de nom en l'honneur de ce grand théologien musulman du XIIe siècle. Dans ce roman, Salman Rushdie met en scène Averroès face à son ennemi, al-Ghazâlî, incarnant ainsi une lutte entre deux tendances de l'Islam, l'un rigoriste et l'autre, éclairé. Mais "il ne s’agit pas simplement de l’Islam, mais de l’idée de raison et de déraison", souligne l'écrivain, qui explique avoir voulu écrire un roman contemporain, "un conte de fées" sur l’époque actuelle. Ce "réalisme magique" permet à son auteur d'"élargir le débat par rapport à ce qu’on entend dans l’actualité".
"Dans ce livre je pense qu’il y a un portrait assez réaliste de la ville de New York, là où se passe la majeure partie du récit, et tout ce qui est fantastique, tout ce qui est magique, sort de ce portrait réaliste."
Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits est un livre picaresque, émaillé de clins d’œil. A Voltaire par exemple, avec l’idée qu’il faut cultiver son jardin. Même s'il s'agit finalement davantage d'une réinterprétation que d'une appropriation : "Dans Candide, lorsqu’on dit 'Il faut cultiver son jardin', c’est du désespoir qui est exprimé là. Il y a eu de nombreuses vicissitudes, des difficultés,… c’est tout ce qu’il reste à faire, cultiver son jardin. Mais moi je me suis dit qu’on pouvait retourner la chose : cultiver le jardin, c’est aussi nourrir la terre, veiller à la terre, être créatif, productif. Donc je me suis dit que c’était une réinterprétation de Voltaire, mais de façon un peu moins pessimiste."
"Je crois qu’il y a deux façons d’écrire un bon livre. D’abord, on pourrait écrire sur quelque chose de très simple, une histoire toute simple, et sinon, on essaye d’écrire sur tout. Pour ce livre là, je suis dans la deuxième catégorie."
Un livre également riche de références à la littérature mondiale : européenne, latino-américaine (Gabriel García Márquez)... Une diversité incarnée par les "descendants de jinns qui peuplent le roman" : "Je voulais m’emparer de la tradition orientale du fantastique et la mettre en collision avec la tradition occidentale du surréaliste et du fabuleux pour voir un petit peu ce qu’il se passe."
"Le monde n’est pas aussi policé, clair qu’avant. A l’époque de Flaubert on pouvait raconter une histoire qui se passe dans une petite ville et y décrire la vie des personnages. Aujourd’hui, tout est lié à tout. Le monde vous arrive où que vous soyez, on est envahi par le monde. Comment raconter une histoire où l’intimité des individus est constamment touchée par des événements qui ont lieu à des milliers de kilomètres. Où des gens qu’ils ne connaissent même pas viennent dans leur vie ?"
"Les textes sacrés créent plus de problèmes que de bien"
Lorsque Salman Rushdie a commencé à écrire son roman, il n’était pas encore question de Daech... Celui-ci s'est révélé un peu prophétique : "J’essaye d’écrire de la fiction, mais c’est le monde qui prévaut."
"Goya a dit que lorsqu’on combinait la raison et le fantastique, cela créait des merveilles, en parlant de l’art, par exemple. Et lorsqu’ils sont coupés l’un de l’autre, c’est là que les ennuis commencent. Nous vivons à une époque où il y a ces ennuis. Il y a des monstres. Et par conséquent il y a des monstres dans mon livre, ce n’est pas un hasard."
Mais le merveilleux de son livre est bien plus proche de celui des Mille et Une Nuits que de celui du Coran, ou de la Bible...
"En réalité les textes sacrés ne m’intéressent que très très peu. Mais toute littérature a plongé ses racines dans les textes sacrés pour s’en éloigner ultérieurement. Cela dit, les textes sacrés créent plus de problèmes que de bien."
Il y a d'ailleurs quelque chose de très païen dans son livre : la place de la chair : "Je crois que je rattrape le temps perdu. Dans mes livres précédents, il y a très peu de sexualité. (…) Dans ce livre-ci, il y en a. Et j’ai voulu qu’elle ait un ressort comique. La sexualité est utilisée uniquement à des fins comiques, et pas du tout à des fins érotiques."
Aborder la sexualité permet d'ailleurs à Salman Rushdie de prendre politiquement position contre le fanatisme, en défendant toutes les sexualités. Ainsi, son roman met-il en scène Mr. Geronimo, 22 ans qui, à un moment, prend un verre dans une auberge de New York "fréquentée par des drag queens, des prostitués, des transexuels" , et ne veut parler "que de sexe et d’amour entre hommes."
"L’esprit du fanatique est très puritain et s’oppose non seulement à la sexualité, mais à toute forme de plaisir. Comme si le plaisir lui-même constituait l’ennemi. Et ce n’est pas par hasard que certains des attentats en France ont eu lieu là où les gens étaient pour prendre du plaisir. Prenez le Bataclan par exemple, ou le 14 juillet lorsque les gens sortent pour s’amuser sur la promenade des Anglais. Si l’ennemi est le plaisir, eh bien la défense, ça doit être le plaisir aussi. Donc ce livre est une espèce de célébration de toutes les formes de plaisir."
C'est un conte immoral qu'a écrit Salman Rushdie, une satire du monde moderne, et il le revendique :
"L’usage traditionnel de la fable est d’ordre moral. Dans les Fables d’Esope, il y a toujours une morale. 'Ne soyez pas avare', 'Soyez gentil'… (…) un peu comme les dans les Fables de La Fontaine. Mais si vous retirez cet élément didactique, eh bien ça s’améliore, non ? (...) Moi je n’aime pas les livres ou les textes qui m’expliquent ce que je dois faire ou ce que je dois penser. J’aime les textes qui me font réfléchir."
Une première partie d'entretien qui se termine par la question de la littérature aujourd'hui, et de la technique d'écriture de Salman Rushdie.
"Je crois que les gens aiment les histoires, et parfois je m’inquiète lorsque je vois de la littérature qui n’est plus narrative. Je pense qu’un bon récit constitue le moteur de l’œuvre. Et je me dis que si on construit une grosse voiture, il faut un gros moteur."
S’agissant de son livre, Salman Rushdie explique avoir eu de nombreuses histoires à raconter : "Je le savais assez tôt, mais comment les faire interagir, c’était ça le problème ; comment les tisser les unes avec les autres ? ça m’a pris à peu près un an pour le résoudre. Ensuite, ça a été un véritable plaisir de mettre les mots les uns derrière les autres."
"J’essaye d’inclure des éléments populaires, et un peu d’érudition. Le roman est une forme qui exprime la vie des gens. Donc il faut savoir ce à quoi pensent les gens, les films qu’ils vont voir, les livres qu’ils lisent."