Coronavirus, une conversation mondiale. Aujourd'hui, le philosophe indien Shaj Mohan explique la situation mondiale par le concept de stase. La stase, c'est l'immobilité absolue. Terme à la fois médical et politique, il aide à penser le moment mais aussi à trouver des solutions pour l'après.
Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu en mars une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ».
Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
Depuis le 24 avril, Le temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici.
Shaj Mohan est un philosophe indien, ou plutôt du sous-continent, comme il aime se présenter. Il est le co-auteur avec Divya Dwivedi de Gandhi et la philosophie : On Theological Anti-Politics (Bloomsbury UK, 2019), préfacé par Jean-Luc Nancy. Dans ce texte, le concept de santé devient politique. Shaj Mohan analyse la situation d'un monde à l'arrêt, "couronnement de la stase" et fait le voeu d'une démocratie mondiale en devenir.
Selon la constitution de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé est un devoir fondamental de tous les États comme un droit fondamental pour tous les citoyens. Elle est définie de façon classique : "La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité". C'est-à-dire que la santé concerne « tout », et par conséquent le Sacré. Nous savons que, étymologiquement, en anglais, les termes "santé", "guérir", "bien portant", "tout", "indemne" et "sacré" partagent une racine sensiblement commune. Mais nous sommes confrontés à une autre question aujourd’hui : que faut-il considérer comme le « tout » ? Mais encore, que faut-il considérer comme mal-saint ou mal-sain ?
Si nous additionnons les budgets nationaux en dépense de sécurité, nous constatons que le monde dépense au moins autant, sinon plus, pour tuer les humains que pour leur santé. Tout ceci est certainement malsain car, aujourd'hui plus que jamais, nous peuplons un monde qui se regarde et se parle depuis les confins de sa chambre.
Nous devenons anxieux les uns pour les autres, douloureusement conscients que la majorité du monde ne dispose pas des mêmes espaces de vie et de luxes d'isolement. Nous sommes angoissés par la souffrance que provoque cette vague de virus répandue. Nous sommes le monde entier qui se développe par le partage des souffrances, des plaisirs, des techniques, des idées et de l'art. Et notre métempsychose à travers les formes que nous prenons d'un mode de communication à l'autre stimule ces mêmes réseaux. Nous devenons ce qui est obscur à nous-mêmes, dépassant à chaque fois la technologie comme système, et ce pour qu’elle puisse se développer. Mais surtout, nous formons aujourd'hui un « tout » du fait que tout le monde est partout. Il n’y a, en principe, plus « de terres étrangères ».
Une épidémie devient possible lorsqu’une communauté de personnes entre en transactions régulières entre elles et que les micro-organismes constituent leur propre milieu par les chemins que nous créons entre eux. Pour cette raison, Robinson Crusoë aurait pu souffrir des blessures et d’infections, mais il n'aurait pas pu souffrir d'une pandémie, car il ne partageait pas son monde avec d'autres personnes.
Il y a de moins en moins de barrières entre chacun de nous aujourd'hui. Le généticien des populations Luigi Luca Cavalli-Sforza a déclaré au siècle dernier que l'homme est arrivé au point où aucune nouvelle ramification phylogénétique n'est possible parce que nous sommes toujours ensemble. Cette pandémie nous dit que tout aujourd'hui est pan-, et que ce pan est malade.
Quand il y a maladie, nous disons qu'il y a souffrance, c'est-à-dire un mal. Une certaine conception du mal peut nous aider à comprendre la maladie actuelle de la planète, celle de la stase. La stase, c'est quand le mouvement de quelque chose est bloqué par quelque chose d'autre. Les Grecs ont utilisé le mot stase pour parler d'un problème en politique. Lorsque plusieurs groupes se faisaient concurrence dans une ville pour avoir le seul pouvoir de légiférer sur tout le monde, il y avait stase.
Aujourd'hui, les composantes d'un arrangement politique mondial - les armées, les capitalistes, les technologues, les ethno-nationalistes - sont toutes en concurrence pour devenir la seule loi qui comprendrait l'ensemble de l'arrangement politique. Nous sommes en état de stase.
Il existe déjà un régime mondial indéterminé qui contrôle les échanges, les tarifs et les normes et protocoles technologiques. La seule prétention à la souveraineté nationale est réalisée par les organisations politiques ethno-nationalistes. Cependant, les prétendants à la souveraineté servent un objectif particulier : ils détournent l'attention des gens du bien-être du « tout », y compris de leur santé individuelle. Ainsi, les peuples du monde sont dispersés dans des isolements de plus en plus grands à travers les appareils théoriques de l'ethno-politique, de la bio-politique, des nationalismes postcoloniaux et des régionalismes tandis que les processus mondiaux qui mettent en place un nouveau système quasi-étatique mondial se développent en dehors de la démocratie. À proprement parler, une démocratie mondiale est empêchée d'entrer dans le monde.
Afin de réfléchir à un moyen de sortir de cette stase, nous devrions parvenir à un sentiment de santé plus distinct, au moins provisoirement. Dans nos usages quotidiens, nous entendons par santé la qualité de quelqu'un sans maladie, c'est pourquoi nous disons qu'il "est sorti de la maladie et qu'il est à présent à nouveau en bonne santé". Quelque chose de faux sous-tend cette notion. Elle présuppose une certaine "nature", pour l'homme comme pour tous les êtres vivants, dont quelque chose s'éloigne dans la maladie et y revient lorsqu'il est guéri. La conception d'une telle "nature" rencontrerait non seulement des difficultés logiques, mais elle impliquerait également la présence d'une certaine forme rigide et fragile chez les êtres vivants, qui les rendrait incapables de subir des changements.
Cette conception de la santé irait également à l'encontre de la compréhension biologique de la nature. Nous pouvons comprendre la pensée darwinienne comme l'ajustement réciproque de formes internes et externes constituant des époques observables, mais instables, dans la nature. Autrement dit, la nature n'est pas vraiment normale.
La santé, donc, est le pouvoir qu'a quelque chose d'échanger une forme ancienne contre une forme nouvelle; la santé est la liberté par rapport aux formes.
Cela devient facile à comprendre : une personne ayant un implant cochléaire n'est pas malade, mais a obtenu un nouveau milieu pour être à nouveau entière. Un enfant autiste n'est pas malade, mais les rigidités des formes sociales ne lui laissent pas la liberté d'entrer dans son milieu.
Aujourd'hui, les éléments qui composent l'ensemble que nous sommes, c'est-à-dire du monde entier, rivalisent pour devenir la seule loi qui comprenne le tout. Ces composantes sont les technocrates, les financiers, l'Amérique et la Chine, les régionalistes, les nationalistes postcoloniaux. Cette lutte entre les composantes pour être la loi de compréhension du tout est notre stase. Le couronnement de la stase est cette pandémie, et le pire de la stase est encore à venir. La stase nous maintient au plus bas, elle nous tient occupés dans les derniers actes futiles des souverainetés nationales et des nouvelles formes de politique raciale dont nous sommes témoins aujourd'hui.
Seule la démocratie mondiale peut maintenant surmonter cette stase. L'anastasis (en grec, le pouvoir de se relever, une résurection NDLR) est le pouvoir de venir à bout de la stase, plutôt que l'anastasis est la santé.
Traduit de l'anglais par Rémi Baille.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».
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