Si on votait autrement

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Si on votait autrement

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Les scientifiques s'accordent sur les limites du mode actuel de scrutin
Les scientifiques s'accordent sur les limites du mode actuel de scrutin
© AFP - Constant Formé-Bècherat Hans Lucas

Avec un autre mode de scrutin, serait-il plus facile d'échapper au vote utile ? Les résultats du vote seraient-ils différents ? A l'occasion de la présidentielle, plusieurs expérimentations scientifiques se penchent sur les propriétés d'autres systèmes pour choisir ses gouvernants.

Il y a les électeurs qui ont hésité jusqu’au dernier moment - tant ils n’arrivaient pas à s’arrêter sur un nom. Ceux qui ont choisi le “vote utile”, quitte à rabattre leurs convictions. Ceux qui ne participeront pas au second tour, face à une alternative dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Dimanche dernier, il fallait mettre un seul nom dans l’urne. En France, le président de la République est élu à l’issue d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours. A chaque tour les électeurs choisissent une personne, le candidat qui obtient le plus de voix remporte l'élection.
Or la majorité des électeurs ont des opinions plus nuancées. Certains seraient prêts à soutenir plusieurs candidats. Autant de choses que le mode de scrutin actuel ne reflète pas, rappellent tous ceux - chercheurs ou militants- qui en soulignent les limites. Et un candidat peut accéder au pouvoir sans avoir rassemblé la majorité des votants.

En 2002, de nombreux électeurs de gauche ont regretté ne pas avoir voté pour Lionel Jospin au premier tour, se retrouvant face au choix entre la droite et l'extrême-droite au second. En 2007, ceux qui voulaient éliminer Nicolas Sarkozy ont souvent hésité entre Ségolène Royal et François Bayrou. Voilà le genre de dilemmes auxquels pourraient mettre fin d'autres systèmes de vote.

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“Voter, c’est choisir ensemble. Et le mode de scrutin est une modalité de choix en commun. De nombreux électeurs en ont ras le bol du système actuel dont les défauts sont connus. On sait qu’il n’y pas de méthode totalement satisfaisante, mais nous travaillons à mieux connaître les avantages et inconvénients de chacune”, explique Antoinette Baujard, chercheuse au CNRS et à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne. Avec une autre manière de choisir, le vainqueur serait-il différent ? La stratégie serait-elle moins présente que le vote de choix et d’adhésion ? En somme, quels modes de scrutins produisent quels effets ?

Tester d'autres manières de voter

Car des méthodes pour choisir ses gouvernants, il en existe d’autres. Par exemple en Allemagne, les électeurs peuvent, aux législatives, voter pour des candidats de plusieurs partis, voire donner plusieurs points à un même candidat. Le vote par élimination successive est utilisé pour l'élection présidentielle en Irlande, pour l'élection des députés en Australie.
A la faveur du scrutin en France, plusieurs expérimentations scientifiques sont menées actuellement pour observer les propriétés des différents modes de scrutin, en testant grandeur nature d’autres manière de voter. . Dimanche dernier, dans cinq communes - à Hérouville Saint-Clair, Strasbourg, Grenoble. Crolles et Allevard-les-Bains - les électeurs ont pu, après avoir mis leur bulletin dans l’urne, se rendre dans l’un des isoloirs mis en place à proximité. Là d’autres bulletins de vote leur étaient proposés, afin d’exprimer leurs choix avec quatre modes de scrutins.

Noter à la place de voter
Noter à la place de voter
- capture d'écran du site vote.imag.fr
  • Le vote par note : dans ce cas, l’électeur évalue tous les candidats selon une échelle prédéfinie ( par exemple entre 0 et 20, ou alors avec une note parmi (-1, 0, 1) )
  • Le vote par approbation : cette fois, au lieu de noter tous les candidats, les électeurs indique celui ou ceux qu’il soutient (et écarte ainsi les autres). Celui qui gagne est celui qui obtient le plus grand nombre de soutiens.
  • Avec la règle de Borda, l’électeur classe les candidats du premier au dernier. Le rang de classement donne le score du candidat. Et celui qui a la somme des scores le plus élevée est élu.
  • Le vote par élimination successive permet lui à l’électeur de classer les candidats selon son ordre de préférence. Si le premier sur sa liste est le candidat qui a obtenu le moins de voix, il est éliminé. Son vote est alors attribué à son candidat classé deuxième. Ces modes de scrutin ont en commun d’être à un tour. Même si, pour l’occasion, les chercheurs reconduiront l’expérience pour le second tour, dans ces bureaux comme en ligne où il est encore possible de participer à l’expérimentation.

“L'objectif est de connaître les effets de chacun”, poursuit Antoinette Baujard qui coordonne ce projet mené par des équipes de chercheurs en économie et en informatique du CNRS et de plusieurs universités.

"Tout mode de scrutin est manipulable"

“Un mode de scrutin, c’est comme un filtre. Et nous cherchons à comprendre les effets de chaque filtre, résume Sylvain Bouveret, maître de conférence en informatique à Grenoble-INP, et plus particulièrement en charge de l’expérimentation en ligne. Par exemple, on sait que tout mode de scrutin est manipulable, et qu’il y a là une manière de ne pas dire la vérité pour obtenir le meilleur résultat. C’est une occasion de formaliser ces manipulations possibles”.

Concrètement : les électeurs ont-ils plus ou moins recours au “vote utile “ selon le mode de scrutin. L’analyse des nombreuses informations contenues dans les bulletins pourrait aussi (en amont ou indépendamment du résultat final), permettre de tirer des enseignements : quel candidat est consensuel, lesquels sont similaires ? Quels sont les candidats classés relativement bien ensemble ou au contraire classés à l’opposé ? Quels sont les candidats consensuels et ceux qui sont exclusifs ? Parmi les électeurs qui classent le candidat A en 1er, qui classent-ils en 2 et en 3 ? Autant d’information utiles quand on sait à quel point cela peut déterminer les stratégies politiques par la suite.

A ECOUTER aussi Elections, que reste-t-il à expérimenter (Le Grain à moudre, 19 avril 2012)

Propriétés du scrutin

Les chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur les propriétés des modes de scrutin sont surtout des mathématiciens, des économistes, des informaticiens. Il y a à cela des raisons historiques : dès la fin du XVIIIe, le mathématicien Borda, et son contemporain Condorcet se penchent sur l’élaboration des méthodes de scrutins. Tous deux mettent en lumière les limites du scrutin uninominal à deux tours qui peut aboutir à une chose et son contraire. Comme l’explique cette bande dessinée claire et pédagogique. C'est surtout dans la lignée des théories du choix social et des travaux menés dans les années 1950 par Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie, que s’est créé dans ces disciplines, un courant de travaux sur les propriétés du vote. Le travail théorique est donc très ancien, mais ce n’est qu’avec les premières expérimentations in situ qu’il commence à atteindre le débat public. Elles ont eu lieu au premier tour des élections présidentielles en 2002, 2007 et 2012.
Ainsi, en 2002, avec le vote par approbation, le vainqueur n’aurait pas été différent ; mais Jean-Marie Le Pen n’aurait été que le quatrième (et avec un pourcentage d’approbation assez proche de celui de Noël Mamère). En 2007, le vainqueur des scrutins expérimentaux aurait été François Bayrou.

En finir avec le vote utile ?

D'autres chercheurs du CNRS Michel Balinski, et Rida Lakari, estiment eux qu'un mode de scrutin est meilleur que les autres : le vote par jugement majoritaire. Depuis plus de 20 ans, ils travaillent sur ses propriétés mathématiques. Dans ce cas chaque électeur donne son avis sur tous les candidats, en lui attribuant une mention (Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant ou À Rejeter). Les avis sont rassemblés, permettant de savoir comment chaque candidat est apprécié, indépendamment de ses concurrents. Le vainqueur est celui obtenant la meilleure mention soutenue par une majorité. "Alors qu'avec le système actuel, deux personnes peuvent soutenir le même candidat pour des raisons différentes mais qui seront comptées exactement de la même manière", souligne Michel Balinski.

A ECOUTER la fin de la décision majoritaire. Petit précis d'histoire à l'usage des candidats, par l'historien Olivier Christin, auteur de Vox populi, une histoire du vote avant le suffrage universel

"Avec le jugement majoritaire, l'électeur peut s'exprimer beaucoup mieux, avec plus de nuances. C'est aussi le système qui résiste le mieux au vote stratégique, insiste Michel Balinski. Or la plupart des gens voudraient voter par conviction et morale."
Les chercheurs profitent eux aussi de la présidentielle pour mener une nouvelle expérimentation, à l'initiative du CNRS, l'université Paris Dauphine et l'École polytechnique. Ils se sont associés à laprimaire.org - à l’origine de la “primaire citoyenne” et de la candidature de Charlotte Marchandise- pour ce vote en ligne (via facebook messenger, utilisé ici comme moyen d’identification des électeurs). “ Pour nous, le système est verrouillé à plusieurs niveaxu : les idées, les personnes, mais aussi le système actuel de scrutin., biaisé car il n'est pas représentatif. Nous avons utilisé le jugement majoritaire pour choisir la candidate de notre primaire citoyenne. Et nous trouvions intéressant de voir ce qui se serait passé lors de cette élection”, explique David Guez, co-fondateur de la primaire. Pour ne pas perturber le scrutin, les résultats de ces expérimentations ne seront donnés qu'une fois les résultats connus.

Si les conclusions des scientifiques sont unanimes pour souligner les faiblesses de certains modes de scrutin, elles ne le sont pas sur le choix d'un meilleur scrutin. Par ailleurs, il n'est pas sûr qu'avec un autre scrutin les résultats seraient différents. Mais ces travaux permettent de faire entrer ces questions dans le débat public ces questions. Reste que si le scrutin des législatives peut être modifié par la loi ordinaire, modifier l’élection présidentielle demanderait lui un changement de Constitution.