Simeng Wang : "L’épidémie exacerbe le racisme anti-asiatique"

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Simeng Wang : "L’épidémie exacerbe le racisme anti-asiatique"

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Comment l'épidémie a-t-elle mis en évidence le racisme anti-asiatique et les mutations au sein de la diaspora chinoise ?
Comment l'épidémie a-t-elle mis en évidence le racisme anti-asiatique et les mutations au sein de la diaspora chinoise ?
© AFP - Thomas Coex

Coronavirus, une conversation mondiale. La sociologue, originaire de Wuhan, décrypte les tensions - entre les discriminations, les dynamiques de solidarité et les changements du modèle entrepreneurial - qui travaillent l’immigration chinoise en France, à l’aune de la crise sanitaire.

Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une  série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale »  pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs  et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde  entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier  épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ». Nous avons donc  décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous  proposant chaque jour, sur le site de France Culture, le regard inédit  d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons. 

Simeng Wang_, sociologue, chargée de recherche au CNRS, membre du CERMES3 et coordinatrice du réseau de recherche pluridisciplinaire MAF (Migrations de l’Asie de l’Est et du Sud-Est en France) travaille sur l'immigration chinoise en France. Originaire de Wuhan, où une partie de ses proches résident encore, elle interroge, dans son texte, les mutations au sein de cette diaspora, et en quoi elles modifient le rapport à l'épidémie. Elle est l’autrice d’_Illusions et souffrances. Les migrants chinois à Paris (Éditions rue d’Ulm, 2017) et la coéditrice de Chinese immigrants in Europe : image, identity and social participation (Walter de Gruyter GmbH, 2020).

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Dès janvier, la diaspora chinoise en France a commencé à collecter des masques pour son entourage comme pour les personnels de santé chinois. Mentalement, elle a été prête plus tôt – ce sont les premiers constats que nous faisons dans le cadre de notre projet ANR MigraChiCovid[1] – à la fois grâce à des canaux d’informations chinois, comme par habitude de porter des masques. Dans le même temps, l’épidémie révèle une tension entre les codes du pays d’origine et ceux proposés par le pays d’accueil : la diaspora chinoise navigue parmi ces deux systèmes de normes sociales. On le constate par le port tardif du masque pour de nombreux membres de la diaspora chinoise. Ce faisant, elle a été à l’image d’une partie de la population française, alors que cette diaspora le porterait si elle restait avec leurs proches chinois. 

Le rapport des membres de la diaspora chinoise à l’épidémie du Covid-19 révèle profondément l’évolution sociologique de l’immigration chinoise en France, tout comme la place stratégique qu’occupe la Chine aujourd’hui dans le monde. À partir de 2004, les gouvernements chinois et français ont signé des accords bilatéraux, notamment en matière d’échanges universitaires. Ce qui a augmenté massivement le nombre d’étudiants chinois venus en France, dont une grande partie d’entre eux a fait le choix de rester par la suite. La composition sociologique a donc fortement évolué, en comparaison avec les conditions d’arrivées des migrants économiques non qualifiés originaires de Chine plusieurs décennies auparavant. Leurs descendants, eux, terminent leurs études supérieures en France, accèdent au marché du travail et participent à la vie de la société. 

Cette nouvelle composition sociale de la diaspora chinoise change, avant tout, le rapport à l’origine. Et en temps de Covid-19, celle-ci peut aussi influencer les manières dont les descendants et primo-arrivants jugent et évaluent les mesures prises par les gouvernement français et chinois, ainsi que leurs gestions de crise.

A une échelle plus macrosociologique, on constate une tension entre les effets produits par la place de la Chine dans le commerce international sur sa diaspora, et ce que cette diaspora, par son intégration particulière et évolutive dans le pays d’accueil, donne à voir du pays d’origine. Par exemple, à partir des années 1980 après la réforme économique chinoise, de nombreux migrants non-qualifiés sont arrivés en France pour des raisons économiques. Le modèle entrepreneurial reposait principalement alors sur l’import-export, en récupérant des objets manufacturés en Chine pour les revendre au prix européen en France. Aujourd’hui, même si ces grossistes existent toujours –  le centre de commerce de gros à Aubervilliers est le plus grand de l’Europe –, ce modèle est en train d’évoluer, notamment avec la reprise du commerce familial par la nouvelle génération. Certains descendants / commerçants de la jeune génération visen une réappropriation de l’image de marque « made in France », en ciblant une clientèle chinoise issue des nouvelles classes moyennes et supérieures vivant en Chine. 

Ces mutations peuvent provoquer des décalages importants quant à l’image de la Chine entre les générations. Les jeunes ne comprennent pas pourquoi leurs parents ont voulu quitter leur pays d’origine, dans des conditions de voyage misérables voire clandestines, se confrontant pendant des années à la difficulté d’avoir des papiers pour, finalement, ouvrir un petit commerce, tandis que leurs camarades de classes français apprennent aujourd’hui le chinois, aspirant à des opportunités professionnelles en mobilité en Chine. 

Les non-dits entre les générations au sein de la diaspora chinoise peuvent engendrer des incompréhensions, des malentendus, voire des souffrances. Les enfants reprochent à leurs parents d’avoir coupé ces canaux de transmission de langues et de cultures chinoises alors que ces mêmes canaux sont valorisés socialement aujourd’hui. 

Lorsque ces derniers se rendent en Chine, autrement dit dans le pays d’origine de leurs parents, on les prend pour des Chinois, alors qu’ils ne parlent pas bien le mandarin ou n’ont pas les mêmes codes sociaux. Or ce sentiment de « ne pas être chez soi », ils le retrouvent aussi en France, soit dans leur propre pays, à cause du racisme subi. Ce dernier est exacerbé et banalisé du fait de l’épidémie : les discriminations liées à la maladie croisent les discriminations ethno-raciales. 

Que deviendront les descendants de migrants chinois en France après le Covid-19 ? Nous pourrions parler au moins de deux impacts. Le premier sur leurs trajectoires professionnelles, allant du renouvellement du modèle entrepreneurial traditionnel à la digitalisation et la numérisation du commerce ethnique. Le second porte davantage sur  l'identification et sur les représentations sociales de cette diaspora en mutation, avec son intérêt grandissant, on l’espère, pour le capital culturel, pour les sciences humaines et sociales, et également, pour les luttes contre les discriminations et contre le racisme dont ils sont victimes. 

Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».

[1] https://www.migrations-asiatiques-en-france.cnrs.fr/actualite/demarrage-du-projet-anr-migrachicovid-avril-2020-octobre-2021/