Simone Verde : "Nos musées ne doivent pas devenir des lieux acritiques"

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Simone Verde : "Nos musées ne doivent pas devenir des lieux acritiques"

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Palazzo della Pilota à Parme
Palazzo della Pilota à Parme
© Maxppp - Protze, O./picture alliance / Arco Images G/Newscom/MaxPPP

Coronavirus : une conversation mondiale. Depuis le début de la pandémie, les lieux culturels on été les premiers à devoir fermer leurs portes et les musées n'ont pas fait exception. Ces expositions et ces oeuvres en quarantaine nous forcent peut-être à repenser notre approche muséale.

Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a  commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la crise  du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde entier ont  ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets  d’une crise   mondiale. La liste de ces contributions à cette Conversation mondiale entamée  le 30 mars, continue de s'étoffer. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat  proposera une rencontre inédite entre deux intellectuels sur les  bouleversements actuels.

Simone Verde est le directeur du complexe monumental della Pilotta à Parme, en Italie. À l'image de nombreux musées en Italie, le musée della Pilotta a pu rouvrir depuis le 8 février dernier,  selon des horaires restreints.

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Nous sommes passés de « zone rouge » à « zone jaune », donc nous avons pu ouvrir à nouveau. Cela fait une dizaine de jours, maintenant. Au-delà du musée, cette nouvelle indique surtout que le niveau de contamination a baissé dans ma région. J’en suis très heureux et, bien-sûr, je le suis aussi quand je vois que le musée est habité à nouveau. Quand je vois ces grandes files d’attente à l’extérieur. Si les visites sont timides, elles restent régulières et les gens rentrent dans les salles avec joie. C’est, sans doute, une manière pour eux de se réapproprier leur vie d’avant. Venir au musée permet peut-être de toucher à l’espoir d’un futur plus sain, plus normal. 

Nous naviguons à vue, toutefois. Notre grande exposition sur la Collection Farnèse prévue à l’automne 2020 a été reportée. Peut être à l’automne : impossible de fixer avec certitude une date. D’ailleurs, sur les plaquettes de présentation des expos déjà planifiées nous avons dû effacer les jours d’ouverture et de fermeture. Cette nouvelle temporalité s’est immiscée dans nos quotidiens. 

Traditionnellement, le jour pendant lequel tous les professionnels travaillent le plus intensément, c’est le lundi, car le musée est fermé au public. A ce moment-là, nous pouvons avoir accès directement aux collections, procéder à des maintenances, réaliser des diagnostics plus poussés. Nous avons donc essayé d’interpréter la période de l’enfermement actuel comme si c’était un lundi perpétuel. Nous en avons fait une opportunité de penser à nos collections, à la conservation préventive, au ré-accrochage et à la restauration des œuvres. Depuis février 2020, nous avons mené à terme les nombreux projets auxquels nous travaillions depuis un moment et nous avons démarré le chantier de douze sections. Nous avons publié deux ouvrages sur l’histoire des collections et refait le site internet, sans compter les activités virtuelles qui incluent la création d’un canal YouTube. Ce travail de fond aurait été impossible si le musée avait été ouvert. Un musée idéal n’est bien sûr pas un musée sans public. Mais le temps suspendu de cette terrible conjoncture nous a permis de favoriser d’autres activités. Pour la fin de l’année, nous nous préparons à ouvrir 10 000 mètres carrés complètement refaits. Ce qui n’aurait été possible en temps normal.

En général, nous devons rester tous très prudents sur nos discours. Exiger la réouverture des musées ne doit pas être pris à la légère car nous sommes au milieu d’une pandémie meurtrière. 

Tout d’abord, en tant que professionnels de la science, nous devons respecter les compétences de nos collègues médecins. Aux Etats-Unis nous avons vu très clairement le danger lié au retour d’irrationnel et au non-respect du rôle de la raison scientifique. Des mouvements négationnistes existent aussi en Europe et la tentation de nier une réalité si dure ou de favoriser certains intérêts économiques est toujours présente. Dans une situation si délicate nous devons avoir à l’esprit la hiérarchie des priorités sociales, surtout face à une économie en crise qui risque de ne plus trouver les ressources pour alimenter un système sanitaire dont nous avons tant besoin. Que les musées soient ouverts c’est important, sans doute. Mais s’il faut faire un tri entre secteurs stratégiques pour que la vie continue dans des conditions qui favorisent le moins possible la diffusion du virus, alors ouvrir les musées peut ne pas être prioritaire. La division de nos régions par couleurs (rouge, jaune et verte) et l’ouverture progressive des activités qu’elle implique me semble très correcte. En Italie les musées sont ouverts seulement dans les zones jaunes. 

Je pense que la responsabilité sociale imposée par notre rôle implique une extrême clarté sur ce point. En tant que professionnels de la culture nous avons le devoir de placer notre action dans une réalité sociale. Comprendre que pour la plupart de nos concitoyens la préoccupation fondamentale est celle de voir leur avenir assuré, leurs emplois sauvegardés. Dans ce contexte-là il peut il y avoir des priorités bien plus importantes que celles de notre secteur. Nous devons éviter que notre façon d’interpréter nos missions alimente une image élitiste, profitant aux populistes qui voient très mal le pouvoir libérateur de notre travail.  

Cette crise interroge le sens même de nos lieux. Pour ma part, je continue de penser qu’un musée n’est pas un lieu de tourisme. Certes, il peut être un vecteur. Mais la vocation touristique ne doit pas être sa principale raison d’être. Les musées doivent rester des lieux de recherche et de développement de la citoyenneté et c’est dans ce domaine qu’ils peuvent jouer un rôle stratégique dans cette pandémie. Avant d’être des établissements qui accueillent des « chefs d’œuvre », tels que les codes du XIXème siècle les ont qualifiés, les musées doivent être ces lieux qui documentent et étudient la passée et nous rendent conscient du présent. L’accès à ces traces de notre histoire doivent favoriser la liberté de penser et l’information. 

Réduire un musée à une zone touristique, c’est contribuer à l’industrie qui sous-tend le tourisme mondial. Cela est déontologiquement opposé aux principes de notre profession.

La plupart de nos musées continuent de porter l’héritage du XIXème siècle. Ils ont été construits pour célébrer la capacité de l’Homme de modifier le monde et la nature. Ce sont, en quelques sortes, des anciens apparats de propagande pensées par les régimes industriels. Une perspective dont nous mesurons les limites depuis presque un siècle et que cette crise sanitaire semble démystifier encore plus. Qu’allons-nous faire après la pandémie, dans ce monde submergé par la pollution, dans ce monde où des espèces disparaissent ? Allons-nous encore raconter la belle histoire de l’art bourgeois d’il y a un siècle et demi ? Allons-nous raconter le XVIIIème siècle des Lumières dans lequel la raison humaine s’épanouit dans une nature contrôlée ? La domination de l’Homme sur les espèces est un truisme colonialiste des iconographies de l’art. Pensons au type du monument équestre qui est l’exaltation de la domination de la nature par l’Homme, lequel se sent divinement investi par sa puissance pour conquérir la planète. 

Partant de ces présupposées, après le Covid, ce sens accordé depuis longtemps au musée doit être questionné. Nous devons être capable de raconter, même dans les musées les plus conventionnels, les conditions environnementales qui ont permis les développements civilisationnels de notre histoire. Un travail de recherche qui peut se faire même avec les musées fermés au public. Nous devons placer l’action de l’homme à l’intérieur de l’environnement et de ses ressources qui la rendent possible. Sinon, nous aurons des musées qui ne remplissent pas leurs missions républicaines mais qui participent d’une compétition commerciale entre nation, dévoués non pas à l’émancipation culturelle et civile mais au « nation branding » et à ses retombées commerciales et touristiques. 

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.