Six raisons pour lesquelles nous avons besoin d'histoire, selon Patrick Boucheron
Par Camille RenardEntretien | Réinventer une cause commune, échapper au présentisme, rester calme... six raisons pour lesquelles nous avons besoin d'histoire, par Patrick Boucheron, historien professeur au Collège de France.
Voici six raisons pour lesquelles nous avons besoin d'histoire, selon Patrick Boucheron, historien, professeur au Collège de France, titulaire de la Chaire d’histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe-XVIe siècle). Patrick Boucheron est également tout nouveau producteur sur France Culture, de l'émission " Matières à penser".
1° Contrer le présentisme
Je crois que le besoin d’histoire se fait sentir. Oui on a besoin d’histoire. Mais on n’a pas besoin d’histoire pour se rassurer ou pour s’embarrasser du passé. On a besoin d’histoire pour faire présent au futur de notre passé.
Être présentiste, ça veut dire être enfermé dans son présent. C’est notre situation contemporaine. Ça veut dire deux choses. Ça veut dire être encombré de son passé. On ne sait pas quoi en faire. Alors on va soit s’en désintéresser agressivement. Ou commémorer de façon impulsive. Mais dans les deux cas, on n’est pas libre avec ce passé. Et notre société est présentiste, parce qu’elle est embarrassée de son passé, et incapable de comprendre l’avenir.
2° Mieux vivre au présent
Ce qu’il faut comprendre c’est que si ce rapport au passé est malade, alors on ne peut plus concevoir notre avenir. Et c’est ça évidemment qui nous intéresse. Qui vous intéresse, qui intéresse les jeunes générations, c’est mieux vivre au présent. Et pour cela, oui, je crois que nous avons besoin d’histoire
3° Comprendre la complexité de notre temps
Pour moi, un historien, son besoin d’histoire, ou son désir d’histoire, ce n’est pas un refuge pour s’évader de son temps, mais c’est au contraire pour en comprendre la complexité, la profondeur. C’est au fond pour vivre plus pleinement au présent. Il faut comprendre parfois que ce présent vient de loin, de très loin
4° Une leçon de modestie et de calme
L’histoire, c’est une leçon de patience et de modestie. On vit dans un temps où on a envie de vivre les choses tout de suite, très vite. En fait, on n’a pas envie de les faire, on a envie qu’elles soient déjà faites. Et pour moi, c’est une leçon de calme que donne à entendre l’histoire. Ça peut paraître bizarre, parce que quand on entend parler d’histoire à la radio ou à la télévision. On a l’impression que c’est pour nous énerver. On a l’impression que c’est pour nous disputer. On a l’impression que c’est pour nous jeter les uns contre les autres.
Or pour moi, les historiennes et les historiens ne sont pas là pour jeter de l’huile sur le feu. Ils ne sont pas là non plus pour nous rassurer ou nous conforter dans nos certitudes.
5° Nous inquiéter, au bon sens du terme
Ils sont juste là pour nous inquiéter. Mais au bon sens du terme. Ça ne veut pas dire nous faire douter de nous-mêmes. Au contraire, l’inquiétude c’est le contraire de la quiétude. La quiétude c’est quand on reste chez soi, assis. On n’a pas envie de rester chez soi assis. On part en mouvement.
6° Réinventer une cause commune
Regardez par exemple la société européenne au lendemain de la guerre a eu un grand projet, une grande espérance. C’était ce qu’on appelait l’Etat-providence. C’est-à-dire le fait que la société pouvait assurer contre les risques : contre la maladie, contre le mort, contre les accidents de la vie. Ça a été un projet d’avenir. Quel projet nous avons aujourd’hui, sinon celui de nous inquiéter du passé ? C’est une question sérieuse : Où sont les causes à défendre ? Les causes collectives pour la jeunesse de ce monde ?
Je crois que pour les identifier, pour les inventer, pour les réinventer. Il faut comprendre non pas forcément tout ce qui a marché dans le passé, peut-être même le contraire : les promesses qui n’ont pas été tenues, les choses qu’on a espérées et qui ne sont pas venues.
Vous savez, l’histoire, c’est quoi ? C’est la somme des expériences du passé. Pourquoi on lit des livres ? Pour augmenter son expérience, pour vivre d’autres vies que la nôtre. Si on n’avait que la nôtre, on serait démunis. On serait fragiles face à l’histoire. Mais dans l’histoire, presque tout a déjà été tenté. Le savoir c’est aussi se protéger de ce qui risque de nous arriver.