Solastalgie, éco-anxiété... Les émotions de la crise écologique
Par Pauline PetitDans les années 2000, le philosophe australien Glenn Albrecht observe une vague de déprime emporter les habitants de la Hunter Valley : l’industrie minière qui s’y est développée, en polluant la région, a radicalement transformé le paysage. Comment comprendre cette "détresse écologique" ?
“Au départ, les mineurs ont dit qu’ils allaient forer en sous-sol. Mais ils ont obtenu un permis pour une mine à ciel ouvert. Ça menace des espèces rares. Ça menace les forêts de banksias. C’est stressant. Cette mine me fait fondre en larmes rien que d’y penser”. Au début des années 2000, Glenn Albrecht, philosophe australien de l’environnement, recueillait les témoignages des habitants de la Hunter Valley, en proie à une profonde détresse devant le spectacle imposé de la transformation de leur environnement par une exploitation minière extrêmement polluante. Ce sentiment de dépossession et d’impuissance face à la dégradation de leur lieu de vie interpelle Glenn Albrecht. Pour le décrire, il forge le concept de “solastalgie”.
- "Je définis la "solastalgie" comme la douleur ou la détresse causée par une absence continue de consolation et par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire. Il s’agit de l’expérience existentielle et vécue d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu." Glenn Albrecht, Les Émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde (Les Liens qui libèrent, 2020)
La solastalgie ou “le mal du pays sans exil”
Après des études de philosophie, Glenn Albrecht se rend dans la Hunter Valley au nord de Sydney, parfois décrite comme la “Toscane du Sud”. Il espère alors retrouver les paysages verdoyants de son enfance passée à Perth et Manjimup, où il se passionnait pour les oiseaux comme le Zostérops, un passereau gris-vert. Mais le spectacle fut tout autre : des rivières polluées, des kilomètres de mines de charbon à ciel ouvert qui émettent une épaisse poussière, un vrombissement permanent qui alterne avec le bruit explosif des excavatrices.
“J’ai connu un bouleversement psychique personnel en assistant au déploiement de la force destructrice des mines de charbon et des centrales thermiques contre les habitants et l’identité de la région de la Upper Hunter”, écrit-il dans Les Émotions de la terre. Démunie face à la transformation de la région, la population est déprimée - certains résidents préfèrent même faire de longs détours en voiture pour rentrer chez eux afin d’éviter la vision de la mine. Comme les habitants de Nouvelle-Galles du Sud victimes de la sécheresse, ils souffrent de cette exposition à de brusques changements environnementaux.
“Les habitants de la Hunter Valley, écrit Glenn Albrecht, résidaient toujours chez eux, mais ils ressentaient une mélancolie similaire à la nostalgie traditionnelle, causée par l’effondrement de leur relation normale entre leur identité psychique et émotionnelle et leur domicile”. Interrogeant cette corrélation entre la “détresse de l’écosystème et la détresse humaine”, le philosophe crée à partir des notions de réconfort (“solace” en anglais), de désolation et de nostalgie, le néologisme de “solastalgie”. Il désigne une “émotion chronique, située et douloureuse, éprouvée face à un changement environnemental négativement perçu”.
Ce phénomène dont les facteurs peuvent être naturels (sécheresse, inondations…) comme artificiels (guerre, exploitation minière, défrichement…), n’est pas véritablement nouveau, reconnaît le penseur australien. Mais son expérience semble s’être généralisée : “durant ce dernier demi-siècle, cette émotion est devenue de plus en plus répandue en raison du chaos climatique et de la destruction des écosystèmes au cours”. Le philosophe français Baptiste Morizot décrit quant à lui cette expérience comme un “mal du pays sans exil” : une forme de “nostalgie d’un foyer pourtant bien présent, mais qui fuit sous les pieds, sans qu’on l’ait quitté un instant”, écrit-il dans la revue Critique.
De la solastalgie à l’“éco-anxiété” : tous déprimés ?
La diffusion des travaux de Glenn Albrecht semble avoir fait souffler un vent d’angoisse dans les médias. “Angoisse climatique, éco-anxiété : souffrez-vous de solastalgie ?” titre le Huffpost ; “ Quand la hausse des températures fait chuter le moral” choisit Le Figaro ; tandis que France Info interroge un “ nouveau mal du siècle ?” et que le magazine Neon fournit ses “ 8 conseils pour échapper à l’éco-anxiété”... Si bien que l’on pourrait croire que la solastalgie implique nécessairement de l’angoisse et que celle-ci s’est répandue sur l’ensemble du pays. Faux et re-faux, répondent les psychothérapeutes spécialisés en éco-psychologie.
Pour le psychothérapeute Jean-Pierre Le Danff, cet engouement médiatique autour de l’éco-anxiété est quelque peu disproportionné, bien qu’il soit selon lui le signe positif d’une “pré-conscience” écologique. “Je ne comprends pas cette focalisation sur l'éco-anxiété, d’abord parce que l'anxiété est loin d'être la seule émotion que les personnes sensibles à la crise écologique vivent. Personnellement, je vis autant de l’anxiété que de la colère, s’agace-t-il. De plus, cela touche finalement une minorité de personnes. Pourquoi ? Parce qu'il y a très peu de gens, malheureusement, qui sont vraiment conscients de la crise écologique”. Il dit cependant recevoir plus d’appels de personnes souffrants de ce trouble, depuis un an environ.
Par ailleurs, la solastalgie telle que la décrit Glenn Albrecht se distingue de l'éco-anxiété du point de vue de la temporalité : la solastalgie est vécue au présent alors que l’éco-anxiété, théorisée par l’historien américain Theodore Roszak dès les années 1970, désigne plutôt une peur par anticipation. “Dans son premier papier consacré à la solastalgie, Glenn Albrecht explique qu’il s’agit d’une expérience immédiate, une détresse à la fois rétrospective et présente. Elle diffère de la nostalgie d’un endroit qu’on quitte, c’est une expérience de la perte d’un environnement familier qui se dégrade. L’éco-anxiété a une dimension plus prospective, elle est relative à la manière dont on perçoit l’avenir”, explique Charline Schmerber, également psychothérapeute.
Autrice d’ une enquête sur l’éco-anxiété menée entre septembre et octobre 2019 auprès de 1264 participants, Charline Schmerber considère que l'"éco-anxiété" n’est pas le terme le plus adapté pour décrire le phénomène : “Cette expression me semble assez réductrice. Les gens qui ont répondu à mon enquête ne ressentaient pas nécessairement de l’anxiété”. 84 % des personnes interrogées affirment en effet ressentir d’autres types d’émotion, comme la colère (24 %), la tristesse (18 %) ou l’impuissance (9 %). Trois principales sources d’inquiétude apparaissent clairement : l’érosion de la biodiversité, les ressources en eau (quantité et qualité), et le réchauffement climatique. Au regard de sa pratique, la psychothérapeute a vu se dessiner trois profils d’éco-anxieux :
- Un profil militant : “Ils exercent des métiers en lien avec le 'développement durable', en permanence confrontés à des mauvaises nouvelles. Ils ont le sentiment que les gens autour d’eux ne s’engagent pas suffisamment. Quand je les reçois, ils sont dans ce que j’appelle un 'burn-out écologique'. Ils ont perdu leur énergie vitale, ils sont coupés de l’espoir.”
- Des personnes sensibilisées à la collapsologie : “Ils viennent avec un sentiment d’urgence et cherchent des solutions. Ils ont besoin d’être rassurés et de 'se préparer'. Ils expriment une grande insécurité, mais aussi une grande énergie qui part tous azimuts et peut entraîner des actions immédiates, comme quitter sa maison en ville pour vivre à la campagne.”
- Enfin, tout simplement, des personnes qui se sentent en décalage avec la société dans laquelle ils vivent : “Ils ont toujours su, de manière consciente ou inconsciente, que le monde n’allait pas bien et était en décalage avec leur conscience écologique. Avec la solastalgie ou l’éco-anxiété, certains ont le sentiment de pouvoir enfin mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. Ils sont plutôt dans une forme d’acceptation, de lucidité, mais peuvent également ressentir de la colère par rapport à l’injustice sociale ou à l’inaction des pouvoirs publics.”
La gestion de cette “déprime verte” est également variée, observent les psychothérapeutes. Certaines personnes sont comme paralysées par cette angoisse et peuvent entrer dans “des formes de mécanismes compensatoires ou avoir des répercussions sur leur santé physique, explique la Charline Schmerber. Dans mon enquête, cela correspond à 30 % des répondants”. Pour d’autres, l’éco-anxiété se manifeste par une oscillation entre l’envie d’agir et l’impression que les actions ne servent à rien : “Soit je suis prostrée et je n’arrive plus à faire grand-chose, soit je suis hyper active et je monte des projets avec mon collectif écolo et je m’épuise… pas de juste milieu”, peut-on lire dans les témoignages. Enfin, 67 % des personnes interrogées disent se tourner vers l’action, avec espoir. “Il y a une stratégie de coping face à l’éco-anxiété. L’action est très salvatrice, elle permet de passer d’un sentiment d’impuissance à celui de l’utilité, souligne-t-elle. Cela peut passer par de petits gestes (une transition au “zéro déchet” ou un changement de consommation alimentaire par exemple) ou par un investissement plus collectif : certains rejoignent des mouvements citoyens comme Extinction Rébellion. Ils cherchent à sensibiliser, mais aussi à se regrouper et favoriser l’entraide”.
Aux racines de l’éco-psychologie
Pour répondre à cette angoisse, une branche de la psychologie a émergé : l’éco-psychologie. “Elle est apparue dans les années 1990, de la rencontre en Californie entre des scientifiques reconnus comme Edward O. Wilson, fondateur de la sociobiologie, et des psychologues de différentes écoles, qui se demandaient : pourquoi, alors que nous alertons depuis 20 ans sur la trajectoire mortifère vers laquelle nous allons, ne sommes-nous pas entendus ? Ils se sont dit qu’il fallait comprendre le cerveau humain”, résume Jean-Pierre Le Danff.
De là est née l’éco-psychologie, comprise comme l’étude de la dimension psychologique de la crise écologique et “des processus psychiques qui nous lient ou nous séparent du monde non humain, processus dont les dysfonctionnements constituent, précisément, selon nous, la cause fondamentale de la crise écologique. Elle constitue, par ailleurs, une proposition de réconciliation de l’être humain avec la nature”, écrit le psychothérapeute dans son Introduction à l'Écopsychologie, parue en 2010 dans la revue L’Écologiste.
Sortir de l’Anthropocène… grâce aux émotions ?
C’est justement en prenant en compte ces émotions suscitées par la crise écologique que Glenn Albrecht espère voir advenir une nouvelle ère : la “Symbiocène”. Cet autre néologisme créé par le philosophe désigne une “ère caractérisée par des émotions positives envers la Terre, et qui représente un avenir alternatif hautement souhaitable". Elle succéderait ainsi à l’“Anthropocène”, terme popularisé par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen pour caractériser une période géologique de la Terre marquée par les conséquences des activités anthropiques.
- "L’idée même d’Anthropocène m’a choqué par son injustice . (...) L’ère actuelle devrait s’appeler l’Obscène, non l’Anthropocène. En tant qu’humain, je refuse d’être associé à une période de l’histoire de la Terre où une seule espèce dominante sape les fondements de la vie de toutes les autres espèces." Glenn Albrecht
Le philosophe estime qu’il est possible d’atteindre la “Symbiocène”, ère d’harmonie entre les Hommes et les autres êtres vivants, en “adoptant des économies écomimétiques, biomimétiques et éco-industrielles. Cette tâche sera ardue mais possible, thermodynamiquement parlant”.
Le raisonnement est le suivant : puisque les faits et les démonstrations de la communauté scientifique “n’influent ni sur l’opinion publique ni sur le comportement des gens”, Glenn Albrecht propose de se tourner vers les “valeurs” et les émotions, dont le pouvoir incitatif semble plus puissant.
Rajouter un peu d'affects dans les chiffres, une stratégie éculée ? “Je suis conscient que l’amour comme moteur de changement est un concept usé. Comme beaucoup de concepts à l’ère de l’Anthropocène, il a été intégré aux algorithmes marchands pour appâter le consommateur, concède le philosophe avant d’ajouter, presque pour s’en défendre, avoir employé cette valeur pour proposer une voie de solution à la crise écologique “avec les connaissances les plus pointues de la révolution symbiotique en cours dans les sciences de la vie”. Si cela fonctionne, écrit-il dans la conclusion de son essai, il se retournera confortablement, “dans [sa] tombe bien compostée”.