
Il y a quarante ans naissait Solidarność, le premier syndicat indépendant des pays communistes d'Europe. Une institution qui a façonné la démocratie polonaise, au point, aujourd'hui, d'en incarner les lignes de fracture.
Il lui aura fallu attendre dix ans pour enterrer symboliquement le régime qu’il a contribué à faire vaciller. Le 9 décembre 1990, Lech Wałęsa était élu président de la République de Pologne. Dix ans après la légalisation par les autorités communistes de l’époque de Solidarność, le syndicat qu’il avait fondé.
Depuis le 31 août, date anniversaire de l'accord de Gdańsk, la perle de la Baltique – c’est le nom de ce port polonais – n’en finit pas de fêter le début de son basculement démocratique. Des célébrations de tout bord, qui ont commencé à l’été avec l’hommage des populistes du parti Droit et Justice (PiS), d’un côté, et, à l'opposé sur le plan des valeurs, celui de la Plateforme civique (PO), chacune revendiquant à sa manière l'héritage du syndicat qui ébranla le pouvoir communiste.
Car Solidarność domine tout l'échiquier du pays depuis les années 1980, et en particulier depuis l’élection de Wałęsa. Sans doute parce qu’il a regroupé, après sa création, près du tiers de la population polonaise : 10 millions de membres, pour 35 millions de Polonais ! Mais surtout parce que le mouvement anti-communiste répond à la défiance des citoyens à l’égard de la gauche, qui incarne les années maudites et l'époque soviétique… et russe.

La gauche honnie
Des communistes à oublier, bien-sûr, mais aussi des anciens communistes : des socialistes, des sociaux-démocrates, qui changent de noms et bien-sûr, de méthodes, sans effet notoire sur leur (faible) popularité auprès des électeurs. Aujourd’hui encore, les sondages ne donnent pas plus de 8 % d’intentions de vote au parti La Gauche (Lewica), alors même qu’il est très modéré. Car il rassemble en son sein des mouvements dont personne n'a oublié l’origine : l'Alliance de la gauche démocratique (SLD), par exemple, issu du Parti ouvrier unifié polonais (PZPR), l’ancien parti unique propulsé par Staline en 1948.
Quarante ans après sa création, Solidarność incarne la vie politique polonaise. Les fondateurs du PiS (Droit et Justice), le parti à la tête de l’exécutif, ultra-conservateur, eurosceptique et proche de l'église catholique, et de ceux de PO (Plateforme civique), le principal parti de l'opposition, de centre-droite, libéral et europhile, sont bien issus du même mouvement.
Entre les frères Kaczynski, les jumeaux qui ont créé Droit et Justice, et Solidarność, c'est une longue histoire. Pour les Polonais, les premiers n'ont jamais été des inconnus. En 1962, Jarosław et Lech Kaczynski ont en effet joué dans un film pour enfants tiré d'un livre célèbre de Kornel Makuszyński, Histoire de deux enfants qui volent la lune. Leur notoriété précoce, ils la doivent donc à la télévision. La politique fera le reste ! À l'université, ils étudient le droit, tout en s'engageant très jeunes en faveur de la démocratie. D'abord à Gdańsk, en juin 1976, dans le Comité de défense des ouvriers (KOR), l'ancêtre de Solidarność, où ils mobilisent leur expertise juridique pour aider les ouvriers en grève. Leur chemin y croisera celui de Lech Wałęsa, en particulier en août 1980, lors de la grande grève qui débouchera sur la création de Solidarność.
Des fractures irréductibles
L'opposition polonaise, incarnée aujourd'hui par la Plateforme civique (PO), revendique elle aussi l'héritage du syndicat de Lech Wałęsa. Ce mouvement, libéral, de centre-droit, descend en ligne directe de Solidarność, via, en 2001, l'Alliance électorale Solidarité (AWS), victorieuse des élections de 1997. Profitant du déclin de la gauche, peu à peu balayée de l'échiquier politique, PO prendra le pouvoir en 2007 et jusqu'en 2014, sous la direction du Premier ministre Donald Tusk, originaire de Gdańsk.

Si Solidarność innerve la vie politique polonaise, il incarne aussi ses clivages. Le syndicat et ses héritiers ne sont pas parvenus à imposer une vision unifiée du pays, désormais "profondément divisé", a déploré Lech Wałęsa lors du 40e anniversaire du syndicat.
La Pologne doit se débarrasser du populisme et de la démagogie de PiS.
Un ancien ouvrier des chantiers navals et de Solidarność, ancien député, Władysław Frasyniuk, a de son côté déploré que "le PiS crache sur l'Histoire de la Pologne, sur l'égalité, la démocratie et la tolérance".
Le poids du passé
Au fond, la Pologne n'arrive pas à s’extraire de son passé. D'un côté, une Pologne des petites villes et des campagnes, ultra-conservatrice, catholique, plutôt pauvre, et soutenue par les aides du gouvernement de Mateusz Morawiecki et du président Andrzej Duda, qui attend tout du PiS. Et de l'autre côté, la Pologne qui va très vite, celle des grandes villes, des régions occidentales, libérale, favorable au LGBT et europhile. Deux pays que Solidarność, issu du passé, ne parvient pas à réconcilier.
Mais le paysage politique polonais est peut-être en train de changer. De nouveaux partis, sans lien avec l’Histoire, laissent entrevoir une offre nouvelle, expurgée de l’héritage post-communiste. Parmi eux, Polska 2050, un mouvement démocrate-chrétien, pro-européen et proche de l'écologie créé par le journaliste Szymon Hołowniak, crédité de 14 % dans les sondages, ou Printemps (Wiosna), un mouvement de centre-gauche, social-libéral, europhile et – plus original – opposé à l'église catholique.