Souleymane Bachir Diagne : "En temps de crise, les croyants se tournent vers leur religion pour l'interroger"
Par Emmanuel Laurentin, Manon PrisséCoronavirus, une conversation mondiale. Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, professeur à Columbia et spécialiste de l'histoire des sciences et de la philosophie islamique, analyse les leçons politiques du hadith -traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet- dans la gestion étatique de la crise au Sénégal.
Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ».
Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
En ce jour de début du ramadan, Souleymane Bachir Diagne, professeur à Columbia et philosophe sénégalais déconstruit les préjugés autour des présumées interférences de l'islam dans la gestion de la crise sanitaire par l’État laïc sénégalais.
Leçons du hadith de la peste ...
Il est naturel qu’en temps de crise, quand il y va de la vie ou de la mort, les croyants se tournent vers le message de leur religion pour l’interroger sur ce qu’il faut penser de ce qui arrive et la manière de faire face à la situation qu’ils vivent.
C’est ainsi que l’on entend souvent citer aujourd’hui, dans les sociétés musulmanes où sévit le fléau du Covid-19, cette parole du prophète Mahomet : « Si la peste se déclare dans une contrée n’y allez pas, mais si vous vous y trouvez déjà, n’en sortez pas. »
Cette tradition prophétique (hadith) contredit le préjugé qui présente l’islam comme une religion fataliste et fanatique, fanatique par fatalisme. Un préjugé répété non pas seulement par la vox populi mais même par un philosophe comme Leibniz qui a cru pouvoir affirmer que l’aveugle croyance des musulmans en l’inéluctable fatalité de ce qui « est déjà écrit » (qu’il a appelée fatum mahometanum) est telle qu’ils sont prêts à se rendre dans un lieu où ils savent pourtant que sévit une épidémie, dans la conviction que ce qui leur arrivera ne dépend que de l’éternel décret de Dieu.
On notera comment la force du préjugé a conduit le philosophe à lire complètement à contresens le propos auquel il fait allusion.
Cette tradition est donc souvent évoquée par les musulmans, en ces temps inouïs où sévit le Covid-19, d’abord dans le but pratique de répondre aux questions urgentes de l’heure : « quoi penser ? » et « que faire ? »
Comment faire entendre alors aux croyants que « aimez-vous les uns les autres » puisse aujourd’hui signifier « écartez-vous les uns des autres » ?
Au Sénégal, où je me trouvais au moment où les premiers cas déclarés ont fait sonner l’alarme, on a pu ainsi craindre au début une résistance « religieuse » à ces mesures (qui aurait été « islamique » pour l’essentiel, les catholiques ayant vite suivi les décisions venues du Vatican). Renoncer à la prière du Vendredi à la mosquée ? Renoncer aux célébrations programmées par les différentes confréries soufies auxquelles adhère une majorité de musulmans sénégalais et qui drainent vers les capitales religieuses comme Touba ou Tivaouane des centaines de milliers de fidèles ?
Il est heureux que l’État, tout en ayant pris le temps d’expliquer aux guides spirituels du pays le sens de ses actions, ait appliqué les décisions que commandait seule sa responsabilité devant les citoyens : fermeture de l’aéroport, interdiction des rassemblements, religieux et autres, et bientôt état d’urgence avec couvre-feu la nuit pour mieux faire respecter les mesures barrières.
Certes, les décisions ont été dictées par le seul bon sens et la science à l’État laïc sénégalais. Elles n’en sont pas moins une traduction contemporaine du hadith de la peste.
Qui donc enseigne d’abord que mettre Dieu au défi en tentant le diable est la négation de l’attention que l’on doit porter aux autres, à cette humanité que le Coran appelle « les enfants d’Adam » :
celui qui se rend à un rassemblement religieux, n’a pas seulement décidé que sa foi lui dictait de jouer sa propre santé et celle des disciples avec qui il fait foule, mais aussi celle de ses concitoyens qui n’ont pas la même religion, ou qui n’ont pas de religion du tout : il ne se comporte pas en “gardien de son frère”.
Qui enseigne ensuite que le décret de Dieu ne parle pas contre le bon sens. Que faire fi de celui-ci et de ce que dit la science n’est pas le signe d’une intensité de foi, ni de la remise confiante de soi à Dieu qu’elle demande.
Quand la science aura vaincu le fléau, la leçon du hadith de la peste devra continuer de rappeler que la religion trouve son sens lorsqu’elle est religion de l’humanité, l’identification de la foi en Dieu avec la fraternité humaine. Et continuer ainsi d’éclairer le sens de cette autre parole islamique, inscrite dans le texte coranique même (5 : 32) : « celui qui sauve une vie humaine est comme s’il avait sauvé toute l’humanité. »
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».
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