Steve Jobs et les entrepreneurs de la Silicon Valley sont-ils des imposteurs ?

Steve Jobs présentant un ordinateur Apple lors d'une conférence filmée
Steve Jobs présentant un ordinateur Apple lors d'une conférence filmée

Steve Jobs et les entrepreneurs de la Sillicon Valley sont-ils des imposteurs ?

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Steve Jobs et les entrepreneurs de la Silicon Valley sont-ils des imposteurs ?

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Le mythe de l'entrepreneur de la Silicon Valley comme génie visionnaire incarne une version 2.0 du rêve américain. Mais au-delà du "storytelling", il éclipse une réalité beaucoup plus prosaïque du capitalisme traditionnel.

C’est un génie visionnaire, il est parti de rien et a révolutionné l’informatique depuis son garage…

Vous aviez entendu cela au sujet de Steve Jobs et de tous les gourous de la Silicon Valley, et pourtant, cette histoire relève complètement du mythe, avec tout son folklore.

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Anthony Galluzzo, auteur de l'essai Le Mythe De L'entrepreneur (Zones, 2023) analyse l'anecdote du garage comme lieu d'invention de ces entrepreneurs. Il explique "qu'on parle du garage pour Apple, on en parle aussi pour Amazon et d’autres entreprises. En fait, on cherche à véhiculer l’idée d’individus partis de rien. Or, on omet souvent de préciser que le garage est situé dans un quartier dans lequel pullulaient les ingénieurs d'Hewlett-Packard, tout un ensemble d’ingénieurs qui étaient à la pointe des technologies de l’époque. Il était près de l’université de Stanford et de son incubateur d’entreprises."

L’entreprise Apple est fondée en 1976. Pour le grand public aujourd’hui, Steve Jobs en est le grand créateur, le visage médiatique.

Dans une interview de 1991, Steve Jobs romance les débuts de l'entreprise ainsi : "au début, on ne faisait pas ça en vue de bâtir une grande entreprise, on faisait ça juste pour construire quelques ordinateurs pour nous et nos copains."

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On aurait pu cependant retenir un autre Steve tout aussi essentiel : l’informaticien Steve Wozniak, qui a conçu le prototype de l'Apple I ou encore Mike Markkula, un autre ingénieur chevronné, également actionnaire et financier.

La figure de l'entrepreneur glorifiée

Mais le storytelling d’Apple a progressivement évincé l’ingénieur et le gestionnaire, au profit de l’entrepreneur. Ce grand archétype vient de la littérature romantique, comme l'explique Anthony Galluzzo. Steve Jobs, c'est "quelqu’un qui se dresse face au monde, qui est créateur, qui est inspiré et qui est beaucoup plus proche de l’artiste que du business man."

Associer un visage à une marque, vendre une histoire originelle, pour mieux incarner l’entreprise, Apple ne fait que reprendre une vieille recette publicitaire. La marque est incarnée par une jeune femme dynamique dans une publicité dystopique de 1984, en référence à George Orwell, réalisée par Ridley Scott. Ensuite cette incarnation passe par l'entrepreneur qui permet de "réduire toute l’entreprise dans sa complexité avec sa multitude d'acteurs à un seul individu qui va être héroïsé."

Steve Jobs invente une autre recette : la mise en scène de l’opposition entre lui-même, le génie créatif rebelle et l’establishment capitaliste. Sa cible est toute trouvée : Bill Gates, cofondateur de Microsoft.

Anthony Galluzzo explique que dans les années 1990, Steve Jobs a beaucoup critiqué Bill Gates : "il l’a décrit comme un homme d'affaires, sans scrupule, opportuniste, qui n’est pas intéressé par l’art et la techno, contrairement à lui. Ça, c’est quelque chose qui est beaucoup repris dans le storytelling entrepreneurial. Par exemple, Elon Musk, quand il est attaqué par Bernie Sanders comme un accapareur, il va lui répondre qu’il n’est pas intéressé par l’argent, mais que sa mission, c'est de faire de l'homme une espèce multiplanétaire".

Steve Jobs met en avant des origines modestes, reprenant le mythe de l’autodidacte parti de rien, comme Thomas Edison ou Andrew Carnegie au XIXe siècle. Une légende un peu romancée puisque "ses parents étaient issus de la classe moyenne, son père qui est souvent décrit comme un garagiste, a évolué en tant que technicien, c’était un technicien de haut niveau. Souvent ces entrepreneurs sont issus de la classe moyenne éduquée ou de la moyenne bourgeoisie."

Savoir être là au bon moment

En 1984, Steve Jobs présente le Macintosh, un ordinateur moderne avec une souris et une interface graphique qui sonne alors comme une révolution. Mais Steve Jobs ne crée rien de ses mains. Cet ordinateur, "qu’on présente souvent comme l'ordinateur moderne, pensé par Steve Jobs et son génie", on le retrouve déjà 10 ans avant, quasiment tel quel en termes de prouesse technologique dans les laboratoires Xerox, une entreprise de photocopieurs. Il était alors vraiment dans un état de prototype. Mais industriellement, "on n’était pas suffisamment au point pour mettre ce prototype sur le marché."

Un journaliste américain a même analysé un point commun entre Steve Jobs, Bill Gates, Paul Allen, le cofondateur de Microsoft et Eric Schmidt, le PDG de Google. Ils sont tous nés entre 1953 et 1956 et sont arrivés sur le marché au meilleur moment, entre 1976 et 1978.

C’est le moment où, "au niveau de l’industrie des composants, de l’industrie électronique, on a une miniaturisation et une baisse des coûts qui est suffisante pour produire à grande échelle des micro ordinateurs ou ordinateurs personnels, pour les ensuite les marqueter en masse. Et donc on a cette fenêtre."

Et si finalement les entrepreneurs de la Silicon Valley n’étaient pas des surdoués visionnaires, mais plutôt des acteurs qui se sont trouvés au bon endroit au bon moment et avec un bon sens du storytelling ?

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