Du discret tatouage sur la cheville à l'imposante figure recouvrant la moindre parcelle de peau, le tatouage est sur tous les corps. Hier méprisé, underground, sous-culture de la rue destinée aux marginaux, il est maintenant phénomène de société. Sa pratique est pourtant tout sauf nouvelle : on a pu la dater du temps de la protohistoire, il y a plus de 4500 ans, grâce au corps tatoué d'Ötzi, retrouvé conservé dans le glacier du Hauslabjoch, entre l'Italie et l'Autriche. Le tatouage est ancestral, multiculturel. C'est la raison pour laquelle ses origines font l'objet d'une exposition au Quai Branly, au musée des Arts premiers. Avant d'être un art populaire, le tatouage a été un art primitif. S'inscrira-t-il, bientôt, dans le "fine art " ?
Longtemps un art en marge, interdit, le tatouage est maintenant affiché : sur la peau, dans la rue, dans les *shops * de plus en plus nombreux, et jusque dans les musées. **Au Quai Branly,
l'exposition "Tatoueurs, tatoués" propose au public, jusqu'au 18 octobre 2015, de découvrir près de 300 oeuvres originales **. Documents d'archives, photos, outils voire peaux tatouées composent cette exposition qui retrace la grande histoire du tatouage, multimillénaire, à travers le monde.
Des îles Samoa aux prisons russes, du tatouage traditionnel japonais aux monstres de foire exhibés dans des *freaks shows, * le tatouage est replacé dans son contexte historique. S'il est souvent esthétique, il est avant tout marqueur éthique, social . D'une société à une autre, sa fonction varie : le pe'a , dans les îles Samoa, est un rite d'initiation obligatoire ; en Thaïlande, le yantra fonctionne tel un talisman, quant au Japon l'*irezumi * est d'abord un outil punitif, avant que le tatouage n'y devienne ornemental au XVIIe siècle, puis ne soit interdit.
"**La signification majeure était de marquer une inscription en lien avec des dieux, avec une cosmologie ", raconte David Le Breton, professeur de sociologie à l'université Marc Bloch de Strasbourg et membre de l'institut universitaire de France et du laboratoire URA-CNRS "Cultures et société en Europe", auteur de l'ouvrage "*Signes d'identit *é ** : tatouages, piercings et autres marques corporelles".
Le Breton Tatouage Origines
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En Europe, **la religion interdit le tatouage, jugé symbole païen. ** Lévitique 19:28 :
Vous ne ferez point d'incisions dans votre chair pour un mort, et vous n'imprimerez point de figures sur vous. Je suis l'Eternel.
Le tatouage est une marque infamante, un outil de contrôle des corps . Il est la trace de l'esclavage dans la Rome antique, celle imposée aux esclaves fugitifs et aux prostituées par le *Code noir * de Colbert et, plus récemment, celle des Juifs exterminés dans les camps de concentration. Il pointe l'individu jugé inacceptable.
Face à ces pratiques punitives, ces populations font du tatouage un marqueur fort de leur identité. Les prisonniers créent un système codé, particulièrement dans les goulags russes, les populations en marge se le réapproprient. Le tatouage devient un art de l'ombre, symbole d'une exclusion assumée , d'opposition à la société.
UN ART POPULAIRE
C'est à partir du XIXe siècle que le tatouage commence à prendre une dimension plus artistique. Au Japon, en Europe ou en Amérique, les tatoueurs voyagent, échangent sur leurs modes opératoires, leurs techniques et leurs arts respectifs. Le tatouage devient multiculturel, protéiforme.
L'invention de la machine à tatouer électrique par l'Américain Samuel O'Reilly, en 1891, étend considérablement les possibilités de tatouage. Il n'en reste pas moins une pratique peu courante, réduite à certains champs de la société. Le tatouage est, jusque dans les années 1980, un art underground , associé à des milieux particuliers, notamment musicaux, tels le rock, le rap ou le punk . La *starification * du système, les idoles de la pop culture bariolées de tatouages, en les exposant, ont contribué à populariser ce qui n'était alors qu'un épiphénomène.
Tatoueur autodidacte et conseiller artistique de l'exposition "Tatoueurs, tatoués", Tin-Tin se remémore "un milieu très fermé, qui s'est beaucoup ouvert " :
Tin-Tin Tatoueurs
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Loi de l'offre et de la demande oblige, l'explosion du tatouage a créé un véritable appel d'air et amené la profession à se développer rapidement. De 15 boutiques ouvertes en 1982, celles-ci sont maintenant plus de 500 .
Selon un sondage Ifop de 2010, un Français sur 10 arbore un tatouage (un chiffre qui monte à 20 % chez les 25-34 ans). Aux Etats-Unis il s'agirait d'un quart de la population (étude Harris).
"Le tatouage s'est complètement banalisé, * juge David Le Breton. On va finir par compter les gens dans la rue qui ne portent plus aucun tatouage* " :
Le Breton Tatouage Banalisation
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Cette soudaine émancipation du tatouage, on la devrait notamment à une volonté de l'individu de se réapproprier son propre corps, dans une société de plus en plus individualiste :
Le Breton Individualisme
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Valérie Rolle, sociologue rattachée à l'Institut des sciences sociales de Lausanne et auteure de l'ouvrage "L'art de tatouer", retrace l'évolution de cette pratique depuis les années 80. "D'une part la pratique va être redéfinie comme une forme d'expression individuelle de soi et non plus comme une forme de marginalisation , et la mise en place de lieux et d'espaces de rencontre vont permettre la circulation de ces nouveaux discours et nouvelles pratiques au sein du monde du tatouage " :
Valérie Rolle Tatouage Evolution
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DE L'ART POPULAIRE AU GRAND ART ?
Fort de ce renouveau de la profession, le tatouage est sorti de son carcan traditionnaliste. Si l'exposition au Quai Branly se termine par une "salle" dédiée aux artistes tatoueurs contemporains, dénommée "nouveaux encrages" , et si elle les met tant en avant au fil du parcours, ça n'est pas sans raison. Le tatouage se revendique maintenant en tant qu'art.
Sa récente popularité a aussi permis au tatouage de se développer de façon quasi exponentielle et d'ouvrir la porte à toute une génération de tatoueurs prêts à revendiquer une nouvelle façon de manier l'aiguille .
"Il y a des processus de distinction qui se mettent en place dans le milieu du tatouage, et qui participent à des processus de réputation et de positionnement ", raconte Valérie Rölle :
Rolle Tatouage Distinction
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Pourtant, selon Anne, commissaire de l'exposition "Tatoueurs, tatoués" et fondatrice de la revue Hey ! Modern Art & Pop Culture , "le tatouage n'est pas du tout reconnu en tant qu'art à * part enti ère. C'est encore un art outsider, qui appartient * à ** **** l'art populaire " :
Anne Tatouage
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A en croire Tin-Tin, le tatouage n'a rien non plus d'un phénomène de mode. "**La mode est par nature éph ém ère, alors que le tatouage est permanent . Il n'y a pas plus antinomique "*, * juge-t-il.
Tin Tin Tatouage et art
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Les artistes-tatoueurs sont sortis des canevas classiques et, pour certains, abandonnent les tatouages flashs , ces motifs qu'on retrouve dans des books et que les clients peuvent se faire tatouer en débarquant à l'improviste dans un salon. Du portrait à l'exploration de nouvelles pistes graphiques, des files d'attente de plusieurs mois sont souvent nécessaires pour avoir la chance de se faire dessiner sur la peau une toile de maître , parfois au prix fort.
"A partir des années 2000 on voit de plus en plus de graphistes qui, probablement par défaut de débouchés dans leurs propres pratiques, bifurquent et rentrent dans la pratique du tatouage. Ils arrivent avec tout leur bagage culturel, visuel, et participent à son renouvellement esthétique et iconographique ", explique Valérie Rolle.
Valérie Rolle
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C'est par exemple le cas de Kostek, qui après avoir fait les Beaux-Arts puis été sérigraphiste, s'est intéressé à l'aspect graphique introduit dans ce milieu par le tatoueur Yann Black :
Kostek origines
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Tout comme l'art, le tatouage a maintenant ses propres courants, ses propres styles, de l'abstrait au portrait, du figuratif à l'hyperréalisme, en passant par le primitif et le moderne :
Kostek courants tatouages
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Le tatouage évolue à une vitesse sidérante. Sorti de la rue, il s'est ouvert à de nouvelles techniques, à de nouveaux styles, et surtout à des artistes ayant à coeur de le renouveler. S'il n'est qu'un art underground, il n'est plus méconnu. Comme n'importe quelle autre forme d'art, le tatouage s'est imposé ses propres limites, ses propres contraintes. La plus importante d'entre elles étant, finalement, le rapport à l'oeuvre et à son support, l'humain : le tatouage, il faut l'avoir dans la peau.
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> sur le tatouage, vous pouvez écouter également une émission récente de Culturesmonde *
Le site du musée du Quai Branly
Le site du tatoueur et conseiller artistique de l'exposition Tin-Tin.
Le site du tatoueur Kostek.